mercredi 24 décembre 2014

" Des petits bouts de rêve, des images qu'on pensait perdues "

 La rivière sans repos précédé de 3 nouvelles
Gabrielle Roy


Boréal Compact, 1995.

Dans la communauté des Inuit de l’Ungava, où se sont implantés depuis peu les premiers Blancs, un drame se joue : celui de la confrontation entre les valeurs traditionnelles d’une civilisation millénaire et la culture nouvelle qu’apportent avec eux les gens venus du Sud. Cette confrontation donne lieu tantôt à des juxtapositions cocasses, comme dans deux des « Nouvelles esquimaudes » par lesquelles s’ouvre le livre, tantôt à des déchirements qui remettent en question toute la vie, toute l’identité de l’être en qui se heurtent les deux mondes. C’est le cas de Deborah, dans « Les satellites », qui ne sait plus trop comment il convient de mourir. Et c’est le cas surtout d’Elsa, l’héroïne du roman, mère d’un enfant qui, par son existence même, incarne à la fois le choc des deux civilisations et leur dialogue, c’est-à-dire l’équilibre fragile, peut-être impossible, entre les exigences de chacune : d’un côté, la fidélité et l’harmonie, de l’autre, l’appel du désir individuel et du progrès. Tableau des tensions qui traversent les sociétés autochtones dans leur contact avec le monde moderne, La Rivière sans repos est aussi le roman de toute existence humaine déchirée entre la nécessité de l’appartenance et celle de la liberté.

On est en décembre, c'est Noël. J'avais envie de froid. J'ai ouvert une histoire d'inuits.
J'ai découvert la littérature québécoise avec la superbe série de Michel Tremblay sur le Plateau Mont Royal. Puis, j'ai lu une de ces auteures les plus célèbres, Gabrielle Roy avec Bonheur d'occasion. Ce fut un coup de cœur. J'avais été bercée par ses mots et sa délicatesse. Je m'étais jurée de relire rapidement cette plume. Je profite généralement du Salon du livre de Paris et de la présence des éditions québécoises pour m'offrir un de leurs romans. J'avais acheté La rivière sans repos, un peu au hasard. J'ai mis du temps avant de l'ouvrir. Maintenant que c'est fait, une chose est sûre, je ne mettrai plus autant de temps avant de relire Gabrielle Roy. Et pourtant, je pense que La rivière sans repos est loin d'être sa meilleure oeuvre. Bien moins fort que Bonheur d'occasion, c'est un texte parfois long. Mais quelle douceur, quelle plume, quelle sensibilité! 
L'ouvrage débute avec trois nouvelles. La première Les satellites m'a totalement captivée. Je ne saurai pas exactement expliquer ce qui m'a tant émue. Sûrement le style si fin et humain de Gabrielle Roy. Elle arrive à rendre magique et émouvant des instants d'une simplicité déconcertantes, "Elle tenta de dérouler leurs fragiles feuilles dont elle sentit au toucher qu'elles étaient des choses vivantes, lui laissant au creux de la main un peu de leur humidité. Alors, à la dérobée, comme si elle était à commettre un larcin, elle se hâta d'en mettre plein les poches. Ce serait pour les enfants d'Iguvik, quand elle reviendrait, afin qu'ils aient quelque idée de ce que c'est que le feuillage d'un arbre." (p24/25). Sans parler de ses descriptions si précises, si belles. J'avais besoin de quelques secondes pour les déguster avant de poursuivre ma lecture, "Mais elle aimait davantage la terre sous ses yeux quand il n'y eut plus d'arbres. Elle trouva le plus attirant du monde, quand ils apparurent à son regard, les mamelons arides et les bosses pelées du pays nu entre lesquels brillait l'eau froide des lacs solitaires. Tant et tant de lacs, si loin d'ailleurs au fond du monde, que bien peu d'entre eux ont reçu un nom. Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et de rocs où elle avait tellement erré naguère avec Jonathan, des paquets au dos, quelquefois un bébé dans le ventre, le visage inondé de sueur à ne pas voir devant elle, et voici que cette époque de sa vie paraissait lui avoir été d'une tendresse émouvante. Il fallait donc aller bien loin pour juger de sa vie, et c'était peut-être en ses jours les plus rudes qu'elle préparait les meilleurs souvenirs" (p35). 
Les deux nouvelles suivantes, Le téléphone et Le fauteuil roulant, mêlent avec talent humour et émotion. Gabrielle Roy nous montre la confrontation de deux mondes, de deux temps. Elles sont agréables à lire, bien écrites et intelligentes. Puis vient l'histoire principale, La rivière sans repos. Jimmy, l'enfant de l'héroïne, devient la personnification du thème abordé dans les autres histoires. Cet enfant, fruit d'une rapide union (un viol plus justement, même si ce n'est pas clairement dit) entre une inuit et un GI, sera tiraillé toute sa vie entre ses deux origines. Le début de cette histoire est magnifique et la scène de la naissance de Jimmy est bouleversante. Le texte s’essouffle un peu ensuite. Mais la douce plume de Gabrielle Roy nous berce avec bonheur. Ce n'est pas gai, mais c'est beau et juste. 
Les titres de Gabrielle Roy sont remontés dans ma liste de livres à acheter. J'ai envie de retrouver son humanité et sa douceur. 

" Dans la cabane ils avaient réussi à faire place à une caisse de bois qui servait de table et autour de laquelle ils s'assemblaient. Du plafond pendait la lampe. Sa lueur captait le brillant des yeux tout en laissant dans l'ombre la grossièreté du logis. Le bois humide se consumait lentement. De temps en temps, une goutte d'eau chassée par le feu explosait avec le sifflement d'une petite bête coléreuse. Elsa entreprit de lire à vois haute Ivanhoé. Ian qui croyait connaître cette histoire, l'ayant entendu dire déjà, se surprit à la suivre avec un intérêt neuf, soit qu'il eût mal écouté la première fois, soit maintenant, comme il le dit à moitié sérieusement, qu'Elsa en inventât. 
Elle ressentit bientôt à l'égard de ces vieux livres aux coins déchiquetés une passion comme elle e avait éprouvée toute jeune pour le cinéma, mais en plus fort, car la source de ravissement était à présent proche, sûre, peut-être plus vraie, et elle-même peut-être plus apte à y puiser. Elle se désolait sans limite quand elle arrivait à des trous, quelquefois trois ou quatre pages successives arrachées du livre." 
(La rivière sans repos, Gabrielle Roy, Boréal compact, 1995, p 166/167)

(Source image : jarres.artblog.fr)

lundi 15 décembre 2014

Chaque année, la magie est au rendez-vous!

Noël est là ... 


Orange, cannelle, joues qui piquent, sablés aux épices, chocolat, chants de Noël, thé parfumé, contes des pays froids, romans à déguster enroulé dans un plaid, sourires aux lèvres et bonne humeur ... 


Il y a comme de la magie dans l'air ... 

Bonne lecture au coin du feu et joyeuses fêtes à tous!

mercredi 3 décembre 2014

Une lente agonie ...

La recluse de Wildfell Hall
Anne Brontë

 Phébus, 2008.

Publié en 1848, La Recluse de Wildfell Hall, qui analyse sans concession la place des femmes dans la société victorienne, est considéré comme l'un des tout premiers romans féministes. Ce titre méconnu entretient, comme l'a souligné la critique moderne, de nombreux liens avec Les hauts de Hurlevent d'Emily Brontë. on y retrouve notamment les mêmes thèmes: alcoolisme, violence masculine corruption de l'enfance... Qui est la mystérieuse nouvelle locataire de Wildfell Hall? On ne sait pas d'où vient cette artiste qui se fait appeler Mrs Graham, se dit veuve et vit comme une recluse avec son jeune fils. Son arrivée alimente toutes les rumeurs dans la petite communauté villageoise et éveille l'intérêt puis l'amour d'un cultivateur, Gilbert Markham. La famille de Gilbert. est apposée à cette relation et petit à petit, Gilbert lui-même se met à douter de sa secrète amie. Quel est le drame qu'elle lui cache ? Et pourquoi son voisin, Frederick Lawrence, veille-t-il si jalousement sur elle ?


Je suis une victime de choix pour les auteurs classiques anglais. Je marche à tous les coups. J'ai carrément embarqué dans ce roman et je l'ai baladé partout durant plusieurs semaines. Ayant repris le travail depuis peu de temps, j'ai retrouvé le plaisir de m'isoler et de souffler en ouvrant mon roman ... pour quelques minutes entre deux activités.  
Ceux qui me suivent depuis un moment connaissent mon profond amour pour Jane Eyre. Bien sûr, j'ai nourri une fascination pour les trois sœurs Brontë. Je suis admirative de leur si vive imagination, leur maîtrise de la narration et leur capacité à créer une ambiance unique. Emily m'a fascinée avec Les Hauts de Hurle Vent, Anne, charmée avec Agnes Grey et j'ai bien sûr noté les autres romans de ma chère Charlotte. 
J'avais dans ma bibliothèque depuis longtemps, La recluse de Wildfell Hall, second roman de la plus jeune sœur, Anne. Elle n'a rien à envier à ses deux sœurs. Rien n'égale Jane Eyre pour moi, mais je ne pense pas que le talent soit en jeu. Les romans des sœurs Brontë nous prennent aux tripes et le choix d'un roman ou d'un style préféré est tout en émotion. Il y a les pro-Hurle Vent, les pro-Jane, mais je pense que nous serons tous d'accord pour dire que ces trois sœurs possèdent quelque chose d'unique et de grand.
J'ai retrouvé la force, la puissance des sœurs Brontë dans La recluse de Wildfell Hall. Il y a d'abord cette préface saisissante, très engagée. J'ai été étonnée de voir une Anne, que l'on dit si discrète, aussi vive et rebelle. Un sublime plaidoyer féministe. On s'engage ensuite dans l'histoire et en ce qui me concerne, il n'y a eu aucun temps mort, aucune page de trop, aucune ligne inutile. J'ai été intriguée, puis touchée et émue par l'histoire de Mrs Graham. Ce texte est extrêmement moderne pour l'époque. Anne dénonce la supériorité de l'homme sur son épouse, la soumission de celle-ci, les méfaits de l'alcool et la violence verbale et morale. C'est un roman très dur. Les sœurs Brontë sont très sombres dans leurs écrits. L'histoire de Mrs Graham est difficile, très réaliste et j'ai été étonnée de lire autant de détails sur la cruauté de Mr Huntingdon. J'ai physiquement frissonné en lisant la situation tragique de l'héroïne. Combien de femmes vivaient de telles choses? Et le vivent encore?
La recluse de Wildfell Hall n'a fait que me confirmer ce que je sais déjà. J'aime la littérature classique anglaise. J'aime me plonger dans ces univers si particuliers. J'aime les plumes de ces trois sœurs talentueuses, courageuses, à l'imagination incroyable. Une véritable lecture-immersion.


" C'est moi qui les quittés, dit-elle en souriant. Leur bavardage m'ennuyait mortellement. Rien ne m'épuise autant. Je ne conçois pas comment ils peuvent continuer de la sorte - je ne pus m'empêcher de sourire du sérieux de son étonnement. Ils estiment que toujours parler est un devoir, poursuivit-elle ; ils ne s'arrêtent jamais pour réfléchir, mais se gavent de petits riens sans intérêt et de vains radotages, car les sujets d'intérêt réel leur font défaut. Ou prennent-ils vraiment plaisir à de telles parlotes? "
(La recluse de Wildfell Hall, Anne Brontë, Phébus, 2008, p 85)


(Source image : artrenewal.org. La veuve d'Alfred Stevens)

samedi 8 novembre 2014

Cœur simple

Marie-Claire
Marguerite Audoux

 Livre de poche, 1968.

Marie-Claire est orpheline de mère. Son père l'abandonne ainsi que sa sœur. Nous suivons son enfance dans un orphelinat tenu par des religieuses, puis son adolescence comme bergère. 

Marie-Claire est un roman très modeste, très humble. Composé de chapitres courts racontant chacun une anecdote tantôt touchante et tendre, parfois grave, le roman de Marguerite Audoux est un petit cocon où l'on se sent bien. Conseillé par ma mère qui l'avait croisé par hasard, j'y ai trouvé beaucoup d'authenticité. Des mots simples, une écriture pure et dénuée d'artifices, Marie-Claire est à la fois doux et cruel. La vie difficile mais pleine de vie de l'héroïne est à la frontière du conte pastoral et du roman réaliste. C'est un texte que l'on peut lire très jeune tant il est simple dans sa forme. Mais on y trouve aussi une profondeur, une nostalgie qui peuvent toucher les adultes que nous sommes. Octave Mirbeau dans sa préface affirme que Marie-Claire est "une oeuvre d'un grand goût. a simplicité, sa vérité, son élégance d'esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages, les gens. Ils sont marqués, dessinés d'un trait, du trait qu'il faut pour les rendre vivants et inoubliables. On n'en souhaite jamais un autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan". Je préfère le citer plutôt que paraphraser ses mots sans parvenir à en retrouver la justesse. 
Il existe trois autres romans racontant la vie de Marguerite Audoux, cachée derrière le personnage de Marie-Claire. J'essaierai de les chiner quelque part afin de poursuivre les aventures de cette héroïne touchante et vraie. 

" Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n'en découvrais pas d'autres. Je ne trouvai qu'un petit livre sans couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on l'avait longtemps porté dans la poche. Les deux premières pages manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en étaient tout effacés. Je m'approchai de la lucarne pour avoir pls de clarté et, à l'en-tête des pages, je vis que c'étaient les aventures de Télémaque. 
Je l'ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche. 
Comme j'allais descendre du grenier, il me vint à l'idée que c'était Eugène qui l'avait mis là, et qu'il pouvait venir le reprendre d'un moment à l'autre; alors je le remis sur la solive noire où il était. Chaque fois que j'avais l'occasion d'aller au grenier, je m'assurais qu'il était toujours à sa place, et j'en lisais autant que je pouvais. "
(Marie-Claire, M. Audoux, Livre de poche, 1968, pages 150/151)

(Source image : G.P.F.L Laugée, La jeune bergère)

vendredi 7 novembre 2014

Un livre ... Un lieu

Je vous propose un petit tag (ça fait longtemps). 
Parlons de ces lectures qui seront toujours associées à un lieu particulier. 

L'endroit où on découvre un roman, où on le lit et où on l'aime reste longtemps gravé en nous. 
Faisons-les revivre ... durant quelques secondes.


  • La terre de Zola dévoré en 2 jours dans la campagne brumeuse de Normandie.
  • Anna Karenine sur le quai d'une gare pleine de courant d'air.
  • La chaîne d'amour de Du Maurier sur une plage au mois d'octobre. Une mer agitée.
  • Notre Dame de Paris. Un ancien travail profondément barbant et une longue pause le matin de 9h à 11h Trop éloignée de chez moi, je m'installais au bord d'un ruisseau. Ces 1ers jours de printemps étaient délicieux.
  • Eugénie Grandet durant un hiver froid. La lumière du train pour me rendre à la fac'. L'oubli des passagers, de leur présence et leurs bruits.
  • La princesse de Clèves et les couloirs de mon université.


  • La mère de Pearl Buck durant des vacances dans l'Hérault.
  • Raison et sentiments et un TGV se dirigeant vers un week-end à la campagne
  • Secrets de famille de Louisa May Alcott que j'ai terminé en marchant dans les rues de ma ville. Je devais me rendre au travail. 
  • Aurélien d'Aragon ... près de la fenêtre dans le salon. Le bruit de maman dans la cuisine.
  • Northanger abbey. Mon lit. Des journées fatigantes, le réconfort de ma couette et de la plume de Jane Austen.
  • Le comte de Monte Cristo sur les bords du Mékong.
  • Près d'un feu de cheminée ... Le pays du dauphin vert.


  • L'histoire sans fin et un village de Casamance ... Des enfants agglutinés autour de moi.
  • Un trek en montagne et Madame Bovary glissé dans mon sac à dos.
  • Un bus à 5h30 du matin pour aller au travail, un hiver noir et glacé et moi, plongée dans Autant en emporte le vent. Et le soir sous ma couette, fatiguée de la journée mais ravie de retrouver cette peste de Scarlett.
  • Les dames du lac dans ma chambre d'adolescente.
  • La chartreuse de Parme sous une tente à un tournant de ma vie.
  • La reine Margot ... Ses dernières pages dévorées sur mon bureau ... où j'étais censée faire des maths.
  • Du bout des doigts de Waters dans un train de banlieue direction le Salon du livre de Paris.
  • Alice au pays des merveilles et le CDI du collège.

Et j'en oublie tant d'autres .... 
Je nomme (si elles acceptent) Miss Léo, Shelbylee, Titine, Unlivre Unthé, Eliza et Lou
Faites tourner si ça vous tente.

samedi 25 octobre 2014

" Personne ne naît sans héritage "

Esprit d'hiver
Laura Kasischke

 Bourgois, 2013.


Réveillée tard le matin de Noël, Holly se voit assaillie par un sentiment d'angoisse inexplicable. Rien n'est plus comme avant. Le blizzard s'est levé, les invités se décommandent pour le déjeuner traditionnel. Holly se retrouve seule avec sa fille Tatiana, habituellement affectueuse, mais dont le comportement se révèle de plus en plus étrange et inquiétant...

Sans jamais avoir lu Laura Kasischke, j'ai acheté deux de ses romans récemment : Les revenants et A moi pour toujours. J'ai reçu Esprit d'hiver en cadeau. Il me faisait de l’œil depuis un moment, mais j'attendais sa sortie en poche. Heureusement, mon amie d'UnLivre Unthé a eu pitié de moi et me l'a offert il y a quelques mois. Je ne la remercierai jamais assez car j'ai dévoré ce roman. Je suis bien contente d'en avoir acheté deux autres qui m'attendent sagement.
Esprit d'hiver m'a tellement hanté que j'en ai rêvé cette nuit. Cauchemardé serait plus juste. Un songe très angoissant, étouffant ... sans lien direct avec le roman. Pourtant, en me réveillant en sursaut à 2h30, j'avais la conviction que mon rêve avait un lien avec Esprit d'hiver, qui reposait tranquillement près de moi sur ma table de nuit. Il était cause de cette boule d'angoisse que je ressentais au fond de la gorge. J'étais comme Holly se réveillant le matin de Noël avec l'idée fixe qu'une chose terrible aura lieu. 
Laura Kasischke fait monter la pression d'une façon incroyable. Pourtant lorsqu'on y réfléchit bien, il n'y a rien de particulièrement effrayant dans ce qu'elle écrit. Esprit d'hiver, c'est une atmosphère, un huis clos si puissant et asphyxiant, que parfois on est obligé de le poser. Et pourtant, on y parle que de Noël, de rôti, de carottes et d'iPhone. Tout le roman nous laisse complètement libre d'imaginer n'importe quoi et c'est cela qui est effrayant. On ne sait pas vers où Laura Kasischke nous emmène. Surnaturel? Thriller? Toutes les solutions sont envisageables. A chaque fois que je tournais la page, je frémissais de découvrir le fin mot de l'histoire. En ce qui me concerne, je n'ai absolument rien deviné. La révélation finale est sublime, à la fois simple et traumatisante, mais je pense sincèrement que ce n'est pas en ça que le roman est réussi. La fin est scotchante, j'ai du mal à m'en remettre, je l'admets.  Pourtant, le principal atout de ce livre reste son ambiance si particulière, son angoisse fine et subtile qui nous glisse le long de la colonne vertébrale, cette atmosphère familiale et quotidienne qui devient d'un coup violente et sombre. Chaque détail est choisi avec soin. Chaque image, couleur, odeur, souvenir semble étudiée. L'écriture est nette, précise, très travaillée.
Ayant accouché il y a un peu plus de deux mois de ma Romanzina, je reconnais que ce roman, qui interroge beaucoup sur la maternité et la relation mère/fille, a marché du feu de Dieu avec moi. J'ai été happée, captivée, téléportée dans la maison de Holly. J'ai fait cuire un rôti, j'ai préparé Noël, je me suis interrogée sur l'attitude étrange de ma fille. J'ai tellement erré dans les différentes pièces de la maison que j'ai la sensation de la connaître par cœur.
Vous aurez compris que Esprit d'hiver fut une vraie lecture immersion pour moi. L'écriture est habilement travaillée, l'intrigue parfaitement ficelée et surtout, l'ambiance tout simplement hallucinante. J'ai aimé Holly, cette femme si touchante et bouleversante. Cette histoire, fait partie, je pense, de celles qui nous poursuivent longtemps

" Et Holly pensa alors : "Je dois l'écrire avant que cela ne m'échappe". Elle avait déjà ressenti ça plus jeune - l'envie presque paniquée d'écrire à propos d'une chose qu'elle avait entraperçue, de la fixer sur la page avant qu'elle ne file à nouveau. Certaines fois, il avait failli lui soulever le cœur, ce désir d'arracher d'un coup sec cette chose d'elle et de la transporter en mots avant qu'elle ne se dissimule derrière un organe au plus profond de son corps - un organe un peu bordeaux qui ressemblerait à un foie ou à des ouïes et qu'elle devrait extirper par l'arrière, comme si elle le sortait du bout des doigts d'une carcasse de dinde, si jamais elle voulait l'atteindre une nouvelle fois.. Voilà ce que Holly avait ressenti chaque fois qu'elle écrivait un poème, et pourquoi elle avait cessé d'en écrire. "
(Esprit d'hiver, L. Kasischke, Bourgois, 2013)


(Source image : ladyphoto.canalblog.com)

mercredi 22 octobre 2014

" ... je serais toujours prisonnière de cette cloche de verre, je mijoterais toujours dans le même air vicié. "

La cloche de détresse
Sylvia Plath

 L'imaginaire Gallimard, 2011.


Esther Greenwood, dix-neuf ans, est à New York avec d'autres lauréates d'un concours de poésie organisé par un magazine de mode. De réceptions en soirées passées pour tuer le temps, ce sont quelques jours d'une existence agitée et futile que vit la narratrice. En même temps, elle se souvient de son enfance, de son adolescence d'étudiante américaine, des amours qu'elle a connues. Tout bascule lorsque Esther quitte New York. Tentatives de suicide, traitements de choc, guérison, rechutes, et, pour finir, l'espoir. Esther est à la fois «patiente» dans l'univers hospitalier et observatrice au regard aigu de ce monde, qui a pour toile de fond l'Amérique des années 50.

J'ai eu un peu de mal à rentrer dans le roman de Sylvia Plath. Mon état d'esprit peut-être. Mais il faut dire aussi que La cloche de détresse commence étrangement. Esther, l'héroïne, semble spectatrice de sa propre vie. Que le lecteur soit mis à distance est une chose assez fréquente. Mais que l'héroïne, la narratrice elle-même, soit complètement détachée de ce qui lui arrive, c'est assez nouveau pour moi. C'est après, en poursuivant le roman, que j'ai compris pourquoi Sylvia Plath avait décrit Esther ainsi. Tout a un sens, tout est étudié. J'ai compris ma bêtise. Je n'ai pas saisi sur le coup toute la subtilité de l'écriture de Plath. Dès les premiers mots, il est clair qu'Esther glisse doucement vers la dépression. Cette bête est encore cachée, tapie dans l'ombre, mais elle est là, elle attend. La cloche de détresse est un vrai plongeon dans le côté sombre de l'être humain. Ce roman fait froid dans le dos car la dépression semble si facile à ressentir, si évidente, si humaine qu'on prend réellement conscience que cela peut arriver à tout le monde. Cette "cloche de verre" sublimement décrite par Plath est quelque part en nous
Le roman de Plath est un témoignage poignant de l'univers psychiatrique et de l'esprit perdue et isolée d'une personne suicidaire. J'ai été terrifiée par les séances d'électrochocs, les couloirs des hôpitaux, les blouses blanches, le regard des autres. La cloche de détresse ne peut que avoir été écrit par une personne ayant connue ce milieu, ayant traversé cette période sombre de la dépression. J'ai été terriblement émue dans les dernières pages. Lorsqu'on lit ce roman, on ne peut que penser à l'auteur. L'espoir est présent dans cette oeuvre puissante ... pourtant, je n'ai pu que songer avec tristesse à Sylvia Plath qui a mis fin à ses jours tout juste 1 mois après la publication de ce roman. L'espoir ne fut pas assez fort, pas assez durable ... Ce cercle vicieux, cette impossibilité de vivre, ce sentiment d'enfermement à l'intérieur de soi-même ... J'ai refermé ce roman avec un gros poids dans le cœur

" - T'inquiète pas, me disait-elle en souriant, la première fois tout le monde crève de frousse!

J'ai essayé de sourire, mais ma peau était devenue sèche, comme du parchemin.
Le docteur Gordon fixait deux plaques de métal de chaque côté de ma tête. Il les a maintenues en place avec des attaches qui me sciaient le front, puis il m'a donné un fil métallique à mordre.
J'ai fermé les yeux.
Il s'est produit un bref silence, comme un souffle intérieur.
Puis quelque chose s'est abaissé pour m'emporter et m'a secouée comme si c'était la fin du monde. Wheeeee-ee-ee-ee-ee, cela me vrillait à l'intérieur comme dans un espace parcouru d'éclairs bleus, et à chaque éclair de grandes secousses me rossaient jusqu'à ce que je sente mes os se briser et la sève me fuir comme celle d'une plante sectionnée.
Je me suis demandé quelle chose terrible j'avais bien pu commettre. "

(La cloche de détresse, S. Plath, Imaginaire Gallimard, 2011)

(Source image : La belle et la bête, Disney. puzzlepuzzles.net)

jeudi 9 octobre 2014

" ... c'est pour ce bonheur constant que je rêvais de la punir. "

L'accompagnatrice
Nina Berberova

Actes sud, 1985.

En quelques scènes où l'économie des moyens renforce l'efficacité du trait, Nina Berberova raconte ici les relations d'une soprano issue de la haute société pétersbourgeoise, avec Sonetchka, son accompagnatrice, bâtarde et pauvre ; elle décrit leur exil dans les années qui suivent la révolution d'Octobre, et leur installation à Paris où leur liaison se termine dans le silencieux paroxysme de l'amour et de la haine. Virtuose de l'implicite, Nina Berberova sait tour à tour faire peser sur les rapports de ses personnages l'antagonisme sournois des classes sociales et l'envoûtement de la musique (il y a sur la voix quelques notations inoubliables). Par ce roman serré, violent, subtil, elle fut, en 1985, reçue en France, où elle avait passé plus de vingt ans avant de s'exiler définitivement aux Etats-Unis.

J'aime la littérature russe. Mais je n'ai lu que les grands classiques réputés tels que Guerre et paix, Anna Karenine, L'idiot, ... Je ne connais pas grand chose (voire rien) à la littérature russe plus récente ou plus discrète. 
J'ai souvent croisé le petit roman de Nina Berberova. J'aime beaucoup les éditions Actes Sud et cette couverture, à la fois délicate et austère, me tentait beaucoup. J'ai attendu plusieurs années avant de l'ouvrir.
La plume de Nina Berberova m'a rappelé celle de Stefan Zweig. Et ce n'est pas une petite comparaison, car il fait parti des écrivains que j'ai le plus lu et que j’idolâtre. Je ne saurai exactement pourquoi mais j'ai retrouvé chez Berberova cette fine analyse de l'esprit humain que j'aime tant chez Zweig. Les êtres humains sont complexes et Nina Berberova nous le rappelle dans cette histoire profonde et compliquée. Le style est fluide, le texte court, mais pose beaucoup d'interrogations, de questionnements. Nous n'avons que peu de réponses en refermant ce roman. Nous rentrons dans l'intimité d'un trio (une grande cantatrice, sa jeune accompagnatrice et son époux) et nous sommes vite confrontés aux secrets, aux douleurs et aux jalousies. 
En peu de pages, Nina Berberova arrive à nous plonger dans son univers. Dès les premières phrases, j'ai été happée par l'histoire de Sonetchka. Les romans courts n'arrivent pas toujours à m'engloutir dans leur monde ... Avec L'accompagnatrice, tout comme avec les courtes nouvelles de Zweig, quelques mots ont suffi pour que la magie opère. 
Un roman qui se lit très vite, mais extrêmement fouillé et complexe dans son propos. Nina Berberova se penche sur les tourments du coeur humain. Elle traite ce sujet sensible avec une très grande finesse et beaucoup de pudeur. 
Un court texte que je recommande chaudement pour sa qualité d'écriture et son analyse minutieuse des émotions humaines

" C'est aujourd'hui le premier anniversaire de la mort de maman. Plusieurs fois, à voix haute, j'ai prononcé ce mot : mes lèvres en avaient perdu l'habitude. C'était bizarre et agréable. C'est passé ensuite. Certaines personnes appellent "maman" leur belle-mère, d'autres désignent ainsi la mère de leur mari ; un jour, j'ai entendu un monsieur d'un certain âge appeler "petite maman" sa femme, qui était d'une dizaine d'années plus jeune que lui. Je n'ai eu qu'une seule maman et je n'en aurai jamais d'autre. Elle s'appelait Catherina Vassilievna Antonovskaya. Elle avait trente-sept ans quand je suis née, et je fus son premier et unique enfant. "
(L'accompagnatrice, Nina Berberova, Actes Sud, 1985, p 9)

(Source image : William MERRITT CHASE)

mardi 30 septembre 2014

" Le thé aura le goût du sang "

 Vera
Elizabeth Von Arnim


10/18, 2000.

Quelques mois après la mort mystérieuse de Vera, Everars Wemys se remarie avec Lucy, de vingt ans sa cadette. Mais le souvenir omniprésent de Vera, les doutes relatifs à sa mort (accident, suicide, voire crime ?) font planer sur le couple, qui s'est installé à la campagne, dans la grande maison où eut lieu le drame, une ombre noire que ni l'un ni l'autre ne parviendront à chasser.
Après avoir lu Vera, Bertrand Russell, alors beau-frère d'Elizabeth von Arnim, avoua : "J'ai donné à mes enfants un conseil de prudence : n'épousez jamais une romancière" .

GROS GROS coup de coeur!
J'ai mis beaucoup de temps à lire Elizabeth Von Arnim (alors que j'avais noté les titres de ses romans depuis un quart de siècle), mais on peut dire que notre rencontre fut passionnée. Il me faut toutes ses œuvres ... Voilà, ça c'est dit!
Vera fait parti de ces romans qui me font me demander comment peut-on ne pas aimer lire. En toute honnêteté, si on aime être chamboulé, émue, intriguée, si on aime frissonner, espérer, avoir le souffle court, se plonger physiquement dans un autre univers, un autre monde ... comment diable peut-on affirmer "non, je n'aime pas lire!". Comme je suis heureuse d'être tombée dans la marmite étant petite ... et comme je plains les gens trop adroits et équilibristes qui sont restés bien stables et n'ont pas eu la chance d'y chuter. 
La toute première partie du roman commence comme Rebecca de ma chère Daphné du Maurier. La comparaison est inévitable. Mais elle s'arrête vite. Car Elizabeth Von Arnim prend un tout autre chemin. Cette grande dame est futée et mène son lecteur par le bout du nez. Je n'ai rien vu venir. Les premiers chapitres étaient distrayants, bien écrits ... j'attendais sagement la suite. Puis, le roman devient tout simplement impossible à refermer. La manière dont Von Arnim installe l'intrigue, fait monter la pression et le suspense tient tout simplement du génie. Mais pourquoi cette auteure est-elle si peu connue? La façon dont elle met en lumière le caractère si complexe d'Everard est sublime. Je reste ébahie. Toute la seconde et dernière partie du roman m'a glacée le sang. Et cette fin! Si intelligente et subtile. 
Vera est un roman assez court et pourtant, en peu de mots, E. Von Arnim nous plonge dans les pièces si étranges et lugubres des "Saules". On s'y sent enfermé, on étouffe. Tout est maîtrisé de bout en bout. 
Hormis Everard, on croise également la douce Lucy (que j'ai parfois eu envie de gentiment secouer) et l'épatante Miss Entwhistle. Bien sûr, il y a aussi Vera qui tout comme la Rebecca de Du Maurier est un personnage omniprésent.
J'ai souvent entendu parler de l'humour fin des écrits d'Elizabeth Von Arnim, notamment dans Avril enchanté. Autant vous dire qu'on ne le croise pas dans Vera. Bien que l'écriture ne soit absolument pas glauque et qu'une certaine fraîcheur s'en dégage, l'histoire de ce roman est profondément triste. Je vais avoir beaucoup de mal à ne plus penser à Lucy et à Vera. Elizabeth Von Arnim a une imagination folle. Son histoire est à la fois terriblement simple et réaliste, mais aussi  incroyable et (disons-le) flippante. 
Et puis, il y a toutes ces petites réflexions sur la vie, ces analyses très fines, discrètes mais justes et pertinentes : "Et puis, elle n'était plus jamais seule. /.../ Toute sa vie, elle avait connu de ces moments de solitude qui aident, par exemple, à se remettre d'une trop grande tension nerveuse. Ce n'était plus le cas. Il s'était toujours trouvé des endroits où elle pouvait se reposer tranquillement, sans craindre d'être dérangée. Ce n'était plus le cas. " (p117) ; " Et pourquoi aurait-elle envie de rire, pensa Lucy, sinon de crainte de pleurer? " (p148). 
Et aussi, de jolies réflexions sur la littérature et les livres : "Cela n'est-il pas décourageant? demanda Lucy, qui était habituée à une intimité absolue avec les livres, des livres qui traînaient partout, débordaient des rayons, des livres dans chaque pièce, des livres toujours accessibles, amicaux, des livres qu'on lit à voix haute, qui s'ouvrent à la page familière. " (p157).
Et aussi ... 
Bon, d'accord, je me tais! 
Lisez-le c'est tout! Quant à moi, je file acheter les autres romans de cette plume incroyable. 

""Le livre, tombé des mains de Lucy, était encore ouvert, à ses pieds. Si c'est là le soin qu'elle prend des livres, il ferait bien de réfléchir avant de lui confier la clef de la bibliothèque vitrée, pensa-t-il. C'était un livre de Vera. Vera, de toute façon, ne prenait aucun soin de ses livres; elle ne cessait de les relire. Il se pencha, afin d'en voir le titre, voir ce à quoi Lucy avait pu attacher plus de prix qu'à sa conduite envers son mari, durant cette journée. Les hauts de Hurlevent. Il ne l'avait jamais lu, mais il se souvint d'avoir entendu dire que c'était une histoire morbide. Elle aurait pu trouver mieux à faire pour meubler cette première journée dans sa nouvelle demeure que de le laisser seul pour lire un roman morbide!" 
(Vera, Elizabeth Von Arnim, 10/18, 200, p 188)

(Source image : Tableau de Tamara de Lempicka, Fille de Boris Gorski. blog.amicalien.com)

mardi 23 septembre 2014

" Notre cause est juste, mais on la défend très mal"

Les sirènes de Bagdad
Yasmina Khadra


Pocket, 2007.


Kafr Faram. Un petit village aux confins du désert irakien. On y débat devant la télévision, on s'y ennuie, on attend, loin de la guerre que viennent de déclencher les Occidentaux. Mais le conflit va finir par rattraper cette région où la foi, la tradition et l'honneur ne sont pas des mots vides de sens. Quand une nouvelle humiliation vient profaner ce qu'un Bédouin a de plus sacré, alors s'ouvre le temps de la colère et de la riposte. Seul le sang pourra laver ce qui a été souillé...

Avec Les sirènes de Bagdad, j'ai été violemment confrontée à l'Histoire, à notre Histoire. En tant que lectrice de "classiques" essentiellement, les romans que je lis parlent d'époques que je n'ai pas connues. Et j'aime les romans historiques se passant au Moyen Âge, à la Renaissance ou toute autre période assez éloignée de la mienne. Il est très rare que je lise des romans parlant de l'actualité. 
Les sirènes de Badgad m'a fait mal. Si ma génération a bien connu une grande tragédie historique, c'est bien les attentats du 11 septembre et tout ce qui a suivi. Et là, je me suis retrouvée à lire une histoire profondément actuelle, terriblement réelle. On ne peut pas allumer la télé ou lire un journal sans que l'on constate la déchirure de plus en plus importante entre l'Orient et l'Occident. Des bombes, des exécutions, des civils tués, ... 
J'ai lu que le journal Le point avait écrit sur Yasmina Khadra qu' "avec subtilité, il ne donne aucune réponse, mais à voir et à comprendre". Je trouve cela très juste. Ce qui m'a chamboulée dans la lecture de ce texte, c'est de prendre davantage conscience du puits sans fond dans lequel l'Orient et l'Occident sont tombés. La paix est-elle encore envisageable? En refermant ce roman, on ressent un grand sentiment d'impuissance et de pessimisme. Les deux camps ont raison ... les deux camps ont tort. Tous se plongent dans la violence, la mort et la terreur. Les sages, les éclairés ne sont malheureusement plus écoutés. 
J'ai compris, à travers l'histoire du héros, pourquoi certains irakiens, pourtant pacifiques, se retrouvent kamikazes. Les dérapages et les excès de l'armée américaine ont fait naître dans le cœur de certains irakiens une haine qui pourtant n’existait pas avant. La sagesse n'est plus possible, l'appel à l'apaisement, non plus. Ils tombent dans un cercle vicieux de violence et de terrorisme. Oui il y a les fanatiques, les fous, les partisans de la haine : "Les agissements des fedayin nous rabaissent aux yeux du monde ... Nous sommes les Irakiens, cousin. Nous avons onze mille ans d'histoire derrière nous. C'est nous qui avons appris aux hommes à rêver." (p 173). Mais pour la plupart et c'est ce que nous montre Yasmina Khadra, ce sont des hommes blessés, humiliés et surtout totalement perdus. L'auteur ne dénigre personne. L'Orient comme l'Occident, tout le monde est submergé, dépassé par ce conflit. La seule condamnation qu'il prononce, celle de l'ignorance ... entraînant la violence. 
J'ai ressenti la colère des irakiens face à notre mépris : " Ils nous prennent pour des attardés /.../. Nous les Arabes, les êtres les plus fabuleux de la terre, qui avons tant donné au monde, qui lui avons appris à ne pas se moucher à table, à se torcher, à cuisiner, à calculer, à se soigner ... Qu'ont-ils gardé de nous, ces dégénérés de la modernité? Une caravane de dromadaires enfaîtant les dunes au coucher du soleil? Un poussah en robe blanche satinée et en keffieh claquant ses millions dans les casinos de la Côte d'Azur? Des clichès, des caricatures, ... " (p 140).
Bien que le sujet soit traité avec beaucoup d'intelligence, l'écriture de Yasmina Khadra en elle-même ne m'a pas tout à fait convaincue. Il écrit de façon fluide et efficace, mais j'ai ressenti un manque de naturel, de spontanéité qui m'a laissée perplexe. Que ce soit dans la narration parfois un peu trop intellectuelle et pompeuse ou les dialogues qui se veulent familiers, mais qui au final, manquent de simplicité, le style est parfois trop prétentieux. 
C'est extrêmement difficile de parler d'un sujet si actuel. Ce que j'ai aimé dans ce roman, c'est que Yasmina Khadra remet les choses à leur place. Je ne supporte pas les amalgames. Les intégristes sont dangereux, toute forme de fanatisme est à détruire. Mais ne les confondons pas avec les musulmans. Et l'auteur ne parle pas que des Arabes. Il parle aussi les occidentaux. Non, ils ne sont pas tous racistes et persuadés de leur surpuissance. La plupart d'entre eux ne sont que des femmes et des hommes qui espèrent la paix et vivre tranquillement ... comme nous le rappelle les sublimes dernières pages du roman. 
Un roman à la fois très beau, prônant la paix et la sagesse, mais atrocement pessimiste et noir. J'ai vécu difficilement le fait de lire quelque chose de si actuel et près de moi, de mon Histoire. Je n'étais plus dans des récits de chevaliers, de rois, de complots de couloirs et empoisonnements, mais bien dans les attentats suicides, les décapitations et autres horreurs quotidiennes.
Un livre important à lire

Ce qui était terrifiant, dans cette histoire, était l'aisance avec laquelle je passais d'un univers à l'autre sans me sentir dépaysé. C'est d'une facilité ! Je m'étais couché garçon docile et affable, et je m'étais réveillé dans la chair d'une colère inextinguible. Je portais ma haine comme une seconde nature ; elle était mon armure et ma tunique de Nessus, mon socle et mon bûcher ; elle était tout ce qui me restait en cette vie fallacieuse et injuste, ingrate et cruelle."
(Les sirènes de Bagdad, Y. Khadra, Pocket, 2007)

(Sources image : lecourrierdumaghrebetdelorient.info)

samedi 20 septembre 2014

Swap entre amies!

Chaque année depuis 3 ans, mon amie du blog Un livre Un thé et moi-même nous envoyons un colis Swap. Pour se chouchouter, partager, se faire plaisir, ... Nous nous connaissons depuis des années et malheureusement nous habitons loin l'une de l'autre depuis la fin de l'université. Avec ce petit swap annuel (et bien d'autres choses ... heureusement), nous nous rapprochons le temps d'un instant. 
Le 1er swap avait pour thème la littérature américaine. L'année dernière, il s'agissait de celle des pays froids. Cette fois, nous avons choisi le thème "Pluri'elles", un hymne aux femmes ...  qu'elles soient écrivains ou héroïnes. 
Et ma chère amie a préparé un joli colis tout en douceur et en féminité. 


Déjà, on commence par bien s'installer au calme (enfants au lit, café, carré de chocolat) et c'est parti pour un moment de pur égoïsme et de bonheur (et ça fait tellement de bien). 


De charmants petits paquets orangés, numérotés et portant un petit mot chacun sont apparus. Et voilà ce qui se cachait dedans ...  


... de bien jolies et délicates attentions.

Côté gourmandise, des madeleines de Proust. Ma chère amie me connaît bien et mon admiration pour Proust ne lui est pas inconnue (puisque nous avons connu l'Illumination ensemble!). Je vais me régaler au goûter tout à l'heure. Pour l'accompagner, du thé bio du Jardin de Gaïa, le "thé des mamans" qui a l'air gourmand à souhait. Je le boirais dans la si belle tasse qu'elle m'a offerte. Je la trouve sublime. Et si j'ai le malheur de renverser quelques gouttes de thé durant ce goûter, j'ai de bien jolies serviettes "so british" pour réparer cette maladresse. 
Côté bricoles, j'ai trouvé un drôle de marque-page que j'ai trouvé juste génial, un beau petit cœur à accrocher où je veux (dans la chambre de Romanzina sûrement) et un carnet rose plein de bonne humeur.  
Côté romans, j'ai été bien trop gâtée. J'ai ouvert Mille femmes blanches en premier, un roman que je désire lire depuis bien longtemps. Puis, j'ai eu la joie de voir Les filles de Hallows Farm. J'ai hâte de le commencer. Ma tendre amie en garde un superbe souvenir, elle m'avait donnée très envie de le lire à l'époque. En troisième, j'ai vu le nom de Von Armin et mon coeur a fait un bond. Depuis le temps que je tourne autour de cet auteur. J'ai désormais Vera dans ma bibliothèque. Le quatrième fut Un thé au Sahara (édition accompagnée du film de Bertolucci), encore une lecture notée depuis un siècle dans mon carnet. Et enfin, La poursuite de l'amour de Mitford, une nouvelle plume à découvrir, souvent croisée, mais encore jamais lue. 

Bref, un sublime colis, délicat et soigné ... comme toujours. 

J'espère de tout cœur que celui que j'ai préparé pour toi soit aussi apprécié. 
Merci mille fois pour ce moment de détente et de plaisir. Je me suis enfermée dans ma petite bulle et ce fut un délice. J'en avais grand besoin ... 

Merci du fond du cœur! 

mardi 9 septembre 2014

" Elle n'avait jamais beaucoup aimé les livres car ils ne parlaient pas d'elle. "

Angel 
Elizabeth Taylor

Rivages poche, 1991.

Ce qu'Elizabeth Taylor a montré à travers ce récit haletant mieux qu'à travers toute prose moralisante, ce sont les dangers, les pièges de la littérature-miroir, qui s'enferme en sa propre ignorance et flatte chez le lecteur ses instincts de fuite égoïste. Angel raconte la grandeur et décadence d'une adolescente mythomane, qui deviendra l'un des auteurs les plus connus de son temps. A travers cette fresque où revit la belle campagne anglaise /.../, c'est : la littérature qui endort et abêtit, la médiocrité des aspirations, la sottise des illusions jamais perdues, l'entêtement des natures tyranniques qui se croient invulnérables - l'aveuglement, en un mot, de ceux qui ne veulent pas savoir. " (Extrait de la préface de Diane de Margerie)

Elizabeth Taylor m'avait charmée l'année dernière avec son simple mais touchant Mrs Palfrey Hôtel Claremont. Je me souviens d'une écriture juste, vraie, montrant avec finesse les questionnements humains, l'isolement, la tendresse. Grâce à l'enthousiaste avis de Shelbylee sur Angel, une envie viscérale de m'y plonger à mon tour m'a saisie. Et tant mieux, car je viens de passer 5 jours passionnants. 
Autant le dire tout de suite, Angel se dévore. Véritable "page-turner", j'ai englouti cette histoire passionnante et prenante. On pourrait, à tort, croire qu'Angel est un texte sentimental (une jeune et pauvre jeune fille, devenant riche et épousant l'homme qu'elle aime, et blabla), mais on ferait une terrible erreur. Le roman d'Elizabeth Taylor est tout le contraire. Son héroïne est franchement exécrable et antipathique, son histoire cruelle et même sordide dans la dernière partie et sa plume ne tombe jamais dans le mélodrame ou la mièvrerie, mais au contraire, nous offre des pages assez sobres, simples et fines
Avouons que l'on préfère en général des personnages auxquels s'identifier, des héros passionnés, non sans défauts certes mais agréables tout de même. Je trouve les auteurs choisissant intentionnellement des personnages aux caractères spéciaux et repoussants, très courageux et particulièrement intelligents. Dans la lignée d'Emma ou de Scarlett O'Hara, E. Taylor nous présente une héroïne égoïste, capricieuse, menteuse, bornée .... Il est très difficile d'aimer Angel. D'ailleurs, je ne l'ai pas aimé. Mais on la prend en pitié, on admire son obstination et sa confiance (son aveuglement?) absolue en elle-même. J'ai aimé la façon dont elle se réfugie dans son imagination. Elle est touchante dans sa façon d'écrire : " Angel ne remarqua rien. Elle était à Saint-Pétersbourg, et ses personnages engoncés dans les fourrures filaient en troïka sur la neige sans fin. La révolution russe avait enflammé son imagination : c'étaient de grandes scènes animées, de somptueuses demeures et des seigneurs arrogants, sur fond d'immenses forêts de sapins où erraient des loups, de vastes domaines peuplés de serfs hauts en couleur ; puis des cosaques,  des étudiants tuberculeux, de la musique, des chandeliers, des intrigues et des adultères ; et son thème favori : un destin tragique pour des héros beaux et fiers " (p 267). 
Angel est un roman fin et assez complexe dans son analyse. J'aime la façon très pure d'écrire d'E. Taylor, tout en abordant de grands questionnements, de grands thèmes. Il y aurait beaucoup à dire sur le caractère d'Angel, sa façon de s'évader du quotidien en écrivant, son envie de ne jamais évoquer le passé, sa fierté qui voile ses failles et ses doutes, sa relation aux autres, ... Personne n'arrivera à la cerner complètement, chacun se questionne ... tout comme le lecteur : " Un jour, il aperçut un grand cactus dans la vitrine d'un fleuriste. D'une poussée malingre et hérissée de piquants s'était épanouie une immense fleur inquiétante, solitaire et incongrue, un monstrueux accident. Et il avait songé à Angel" (p 115) ; Derrière ces débordements d'imagination, ce romantisme effréné et cette ignorance, j'ai cru entrevoir de l'acuité et de la méfiance. Elle ne trouve pas, quant à elle, le monde amusant, et elle est aux aguets, prête à empêcher les autres d'y trouver du plaisir - surtout à ses dépens" (p 88). Nous croisons aussi Nora, sa belle-sœur dévouée, ainsi qu'Esmé son mari, un peintre médiocre que j'ai trouvé assez touchant. Certes, il est peu fidèle et assez arrogant, mais j'ai aimé ses tourments, sa culpabilité vis à vis d'Angel. C'est un être très seul et malheureux. Théo, l'éditeur d'Angel, est peut-être le seul personnage "normal" du roman avec sa femme Hermione. Pourtant, je l'ai trouvé assez hypocrite. 
J'ai bien conscience que cet avis est totalement brouillon et mal écrit, mais il y a tant de choses à dire que je m'y perds. Une chose est sûre, la plume d'Elizabeth Taylor est belle, touchante et intelligente et elle mérite de reprendre sa place dans nos bibliothèques. Je vous encourage vivement (vous ordonne même) de dénicher ses œuvres et de les découvrir. Vous rencontrerez une oeuvre nostalgique, délicate et pertinente. 

" - Je crois que le secret de votre pouvoir sur les gens est que vous communiez avec vous-même, non avec vos lecteurs.
Et il s'écarta.
Elle réfléchit une seconde, prit une gorgée de vin, et, les sourcils froncés, lui lança un regard étonné. Elle se demandait comment il avait deviné la vérité sur ses expériences quasi hypnotiques, cet acte de volonté au moyen duquel elle se projetait dans un autre monde dont elle émergeait, au bout d'un certain temps, physiquement recrue. Dans ces moments de fièvre, le lecteur n'existait pas.
- Oui, c'est vrai, dit-elle."
(Angel, E. Taylor, Rivages poche, 1991, p 196)


(Source image : Johann Peter Hasenclever Die sentimentale. largesizepaintings.blogspot.com)