dimanche 12 mai 2019

" En temps de guerre, aucun de nous n’espère mourir dans un lit "

Suite française
Irène Némirovsky
Denoël 2004.


Écrit dans le feu de l'Histoire, Suite française dépeint presque en direct l'Exode de juin 1940, qui brassa dans un désordre tragique des familles françaises de toute sorte, des plus huppées aux plus modestes. Avec bonheur, Irène Némirovsky traque les innombrables petites lâchetés et les fragiles élans de solidarité d'une population en déroute. Cocottes larguées par leur amant, grands bourgeois dégoûtés par la populace, blessés abandonnés dans des fermes engorgent les routes de France bombardées au hasard... Peu à peu l'ennemi prend possession d'un pays inerte et apeuré. Comme tant d'autres, le village de Bussy est alors contraint d'accueillir des troupes allemandes. Exacerbées par la présence de l'occupant, les tensions sociales et frustrations des habitants se réveillent... 
Roman bouleversant, intimiste, implacable, dévoilant avec une extraordinaire lucidité l'âme de chaque Français pendant l'Occupation (enrichi de notes et de la correspondance d'Irène Némirovsky), Suite françaiseressuscite d'une plume brillante et intuitive un pan à vif de notre mémoire.


Suite française est un témoignage unique. Rare roman écrit durant la seconde guerre mondiale, il narre en direct l'exode, la peur, les tensions, l'occupation. Parfois décousu, mais toujours pertinent, ce récit nous présente plusieurs personnes prises dans les feux de l'Histoire. La plume d'Irène Némirovsky est très belle. On sent une maturité, un recul qui donne au texte un souffle unique. Lorsque l'on connaît, de plus, sa triste histoire, le texte prend davantage d'ampleur.
La première partie conte l'exode de plusieurs personnages, tous venant de milieux différents, certains sont généreux d'autres opportunistes. Cette galerie de personnages, qui est dans les premières pages déstabilisante, est très bien menée. On les rencontre, les quitte, les retrouve. Tout comme l'incertitude de la guerre, nous ne sommes jamais sûrs de revoir les personnages de ce roman dès qu'une  page est tournée. 
Pourtant plus classique, ma préférence va à la seconde partie : Dolce. J'ai été très émue par Lucile. Cette douce histoire, sans mièvrerie, sans envolée romanesque, est peinte avec délicatesse et retenue. J'ai aimé les passerelles qui existent entre la première et la seconde partie. Au premier abord, nous avons la sensation qu'ils s'agit de deux histoires distinctes. Même si c'est le cas dans un sens, les deux parties se répondent et se font suite. J'ai dévoré cette seconde partie jusqu'à tard en apnée dans mon lit.
Je reconnais qu'il m'a fallu un peu de temps avant d'entrer dans le roman. Au départ, ce fut une rude épreuve pour mon cœur qui attendait beaucoup de ce texte. J'ai finalement embarqué dans ce témoignage unique et bouleversant. Si j'ai aimé la première partie de l'oeuvre, j'ai succombé à la seconde qui est une pure merveille.
Les bottes... Ce bruit de bottes... Cela passera. L'occupation finira. Ce sera la paix, la paix bénie. La guerre et le désastre de 1940 ne seront plus qu'un souvenir, une page d'histoire, des noms de batailles et de traités que les écoliers ânonneront dans les lycées, mais moi, aussi longtemps que je vivrai, je me rappellerai ce bruit sourd et régulier des bottes martelant le plancher.Suite française, Irène Nemirovsky, Denoël.
(Photos : Romanza2019)

jeudi 9 mai 2019

" Vis heureux et libre! "

La marche de Radetzky
Joseph Roth
Points, 2008.


Lors de la bataille de Solférino, le lieutenant d'infanterie Joseph Trotta sauve la vie de l'empereur d'Autriche François-Joseph, qui le récompense en lui accordant le grade de capitaine et le titre de Baron.
Mais cette distinction éloigne notre homme de ses compagnons et de son père, modeste paysan slovène. 
Coupé de son milieu familial et de ses troupes, il se retrouve enfermé dans une position sociale qui ne lui convient pas. 
Des années plus tard, découvrant par hasard que le pouvoir a falsifié la réalité historique de son acte de bravoure, tous ses repères volent en éclat. 
Il quitte l'armée et se retire dans son domaine de Bohème, amer et désabusé. Et c'est à travers son fils, préfet enfermé dans une loyauté et une foi aveugles dans l'Empire, et son petit-fils, poussé à intégrer l'armée dans le respect de la légende des Von Trotta, que l'on suivra le déclin de la lignée, en parallèle avec l'effondrement du régime.


Voici un roman et un auteur dont je ne connaissais absolument rien hormis le bel avis d'Eliza. Je l'ai ouvert très simplement. Ce fut un début de lecture serein où l'on ne sait rien de l'oeuvre, où l'on ne s'attend à rien de particulier, où on se laisse tout simplement mener. Je suis ressortie 400 pages plus loin et quelques jours plus tard, tout aussi sereine mais également ravie de ma lecture.
J'ai été avant tout conquise par la plume de Joseph Roth. Il a une telle façon de tourner ses phrases, de dire presque tout en évoquant presque rien, qu'on en est saisi. Ce fut pour moi le premier atout de ce roman. J'ai découvert une écriture à la fois simple et érudite, douce et pleine de fougue. Mais ce roman possède d'autres points positifs. Même si je reconnais ne pas avoir eu durant toute l'histoire une profonde empathie pour les membres de la famille Von Trotta et les avoir parfois même suivis avec beaucoup de recul, j'ai lu leurs aventures avec délice. J'ai aimé ce militaire qui devient propriétaire terrien malgré lui et ce petit-fils obligé d'embrasser l'armée alors qu'il rêverait de cultiver ses terres. Il y a une tragédie familiale qui se joue en silence devant le lecteur et qui fait écho à la tragédie historique qui est sur le point d'être amorcée. J'ai aimé ce double plan mené d'une main de maître. Quand les dernières pages s'annoncent, les mains deviennent moites, la tête comprend ce qui se joue, le cœur se serre. 
L'autre aspect que j'ai aimé est tout personnel. J'ai lu La marche de Radetzy en écoutant en boucle les valses de Strauss. Je me suis régalée. J'ai revu toutes les scènes de Sissi dans ma tête et je me suis délectée de cette ambiance austro-hongroise
Une belle immersion, un roman fin et intelligent, une belle découverte. Pour tous les amoureux des classiques ... et pour tous les autres.
Comme si on avait échangé sa propre vie contre une vie étrangère toute neuve, fabriquée dans un atelier, chaque nuit; avant de s'endormir, chaque matin, après son réveil, il se répétait son nouveau grade et son nouvel état, se plantait devant son miroir et s'assurait qu'il avait toujours le même visage. Pris entre la familiarité maladroite dont usaient ses camarades pour essayer d'effacer la distance qu'une incompréhensible destinée avait soudain établie entre eux et lui, et ses propres efforts pour afficher devant tout le monde son habituelle désinvolture, le capitaine Trotta, nouveau noble, sembla perdre son équilibre. "La marche de Radetzky, Joseph Roth, p 13. 
(Photos : Romanza2019)