La vie d'Arséniev
Ivan Bounine
Le livre de poche, Biblio, 2014.
À travers le personnage d’Arséniev, l’écrivain russe Ivan Bounine décrit sa propre jeunesse à la campagne, dans la région des steppes. D’emblée, La Vie d’Arséniev nous plonge dans l’univers intime d’un enfant solitaire élevé dans une nature dépouillée, qui s’étend à perte de vue... Accomplissant un intense travail de mémoire, Bounine bâtit le canevas précis d’une enfance, à une époque d’extrême déchéance de la noblesse russe. Les périples au cœur d’une Russie poétique, chaleureuse, interlope, la rencontre avec des personnages insolites, la vie sentimentale – marquée par la violence – d’un homme aussi despote que séduisant forment la trame de ce magnifique et puissant exercice de réminiscence et d’écriture. Avec, en toile de fond, un monde destiné à disparaître…
J'ai clôturé mes lectures estivales avec ce texte d'Ivan Bounine découvert grâce à Eliza.
Lorsque je pense à La vie d'Arséniev, je revois instinctivement les champs de blés et les étendues de neige. Ce roman est d'une sensibilité rare ... comme son héros. Fait de sensations, d'images, d'émotions, de ressentis, ce texte est nimbé de poésie. J'ai été envoûtée par les premières pages, au point d'avoir du mal à refermer le livre. J'ai noté plusieurs extraits dans mon carnet de lecture et je fermais régulièrement les yeux pour savourer la chanson des phrases d'Ivan Bounine.
" Quelle merveille l'épanouissement printanier d'un arbre! Surtout si le printemps est brusque et allègre! Alors la force invisible qui travaille sans cesse en lui se manifeste, se dévoile miraculeusement. Un beau matin, quand on regarde l'arbre, on es surpris par la profusion des bourgeons qui l'ont recouvert pendant la nuit. Un peu plus tard les pousses éclatent subitement, et les noires résilles des ramures sont soudain parsemées, mouchetées de tendres taches vertes. Et puis survient la première nuée, gronde le premier coup de tonnerre, s'abat la première ondée tiède, et un nouveau miracle s'accomplit : l'arbre qui présentait hier encore une mâture dépouillée est maintenant si touffu, si riche, il étale un feuillage si majestueux, si éclatant de verdure, si volumineux et dense, il se dresse si beau et fort en sa jeune et vigoureuse parure qu'on en reste incrédule ... " (p164-165)
La vie d'Arséniev, c'est la beauté des mots, de la langue. J'ai beaucoup pensé à Virginia Woolf ou à Marcel Proust en lisant ce texte. Ivan Bounine arrive en quelques mots à saisir la magie d'un instant, la beauté d'un geste, l'émotion d'un paysage. On lit et on contemple.
Ce roman est un texte érudit, jalonné de citations d'auteurs russes qui accompagnent Arséniev dans sa vie. Mais ce n'est pas pour autant un roman prétentieux ou élitiste. Le roman de Bounine est un hymne à la douceur de vivre, aux instants simples et aux émotions pures.
Le personnage d'Arséniev est, il est vrai, assez particulier. Tel un Chateaubriand ou un Rousseau russe, il s’apitoie beaucoup sur lui-même et ne vit que pour la création littéraire. Il peut-être parfois agaçant, surtout dans sa relation avec Lika.
Si c'est un fait que je me suis un peu essoufflée dans le dernier quart du roman (mon état d'esprit préoccupé par la reprise du travail n'est pas innocent à cela), il n'en reste pas moins que j'ai adoré ma lecture. Ouvrir cette si belle édition, sentant l'encre fraîche, et y retrouver la langue si sublime d'Ivan Bounine fut un délice. Moi qui aime passionnément la Russie, sa langue, sa culture, ses paysages, je me suis régalée à parcourir les pages de ce texte où chaque phrase nous parle de la Russie intime et grandiose, de ses beautés et ses contradictions.
" Que de domaines désertés, de parcs abandonnés, dans la littérature russe, et avec quelle tendresse ils sont toujours décrits! Comment se fait-il que l'âme russe trouve tant de charme et de jouissance dans l'abandon, la solitude, le déclin? Je m'avançais vers la maison, passais dans le parc qui s'élevait en pente derrière cette demeure ... Les écuries, les isbas des domestiques, les granges et autres dépendances dispersées autour de l'enclos désert, tout était immense, délavé, délabré et paraissait aussi sauvage que les broussailles et herbes folles qui envahissaient les potagers et, plus loin, les aires de battage confondues désormais avec les champs. " (p153-154)
(Photos : Romanza2018)