lundi 25 janvier 2021

" La patience d’un cœur est en proportion de sa grandeur "

Les impatientes 

Djaïli Amadou Amal

Emmanuelle Colas, 2020.

Trois femmes, trois histoires, trois destins liés. Ce roman polyphonique retrace le destin de la jeune Ramla, arrachée à son amour pour être mariée à l’époux de Safira, tandis que Hindou, sa soeur, est contrainte d’épouser son cousin. Patience ! C’est le seul et unique conseil qui leur est donné par leur entourage, puisqu’il est impensable d’aller contre la volonté d’Allah. Comme le dit le proverbe peul : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Mais le ciel peut devenir un enfer. Comment ces trois femmes impatientes parviendront-elles à se libérer ?
Mariage forcé, viol conjugal, consensus et polygamie : ce roman de Djaïli Amadou Amal brise les tabous en dénonçant la condition féminine au Sahel et nous livre un roman bouleversant sur la question universelle des violences faites aux femmes.

Voici un roman que l'on m'a offert pour Noël et j'en suis ravie, car sans cela je ne l'aurais probablement pas lu. Pas que le sujet ne m'intéresse pas, bien sûr. En tant que femme, je ne peux qu'être sensible au propos des Impatientes. Mais parce que je lis très peu de rentrées littéraires, voire pas du tout. J'aurais eu bien tort de ne pas ouvrir ce roman à l'écriture d'une simplicité assumée mais profondément humaine et d'une grande puissance

Nous suivons trois femmes du Sahel. Chaque femme prend la parole à tour de rôle. Le roman est coupé en trois parties, une partie par femme. La première, Ramla, est indépendante et rêve de poursuivre de longues études. Elle aime un ami de son frère, étudiant lui aussi et ayant des idées modernes comme elle. Elle est cependant mariée de force à un homme de 50 ans déjà mariée à Safira. Nous suivons cette dernière dans l'ultime partie du roman. Cette "première épouse" garde son homme pour elle depuis des années. L'arrivée de Ramla est une humiliation. Elle refuse de partager son mari avec cette jeune et belle femme. Hindou prend la parole dans la seconde partie. Discrète, soumise et douce, elle est mariée à un cousin. Son mari s'avère violent, ivrogne et malsain. 

Ces trois femmes auront un chemin commun à suivre : celui de la patience. Voilà le mot d'ordre. Leurs mères, leurs sœurs, leurs tantes, les hommes, ... Tout le monde leur recommande la patience. Aux patientes tout est accordé, leur dit-on. Oui, mais voilà. Elles ne veulent pas être patientes. Elles veulent vivre ... survivre en ce qui concerne Hindou. Les règles qui les dominent, dictées par et pour les hommes, les avilissent. Cette patience qu'elles doivent toujours avoir et ressentir les étouffe et les tue lentement. Elles ne pourront se fier qu'à elles-mêmes et se battre avec le peu d'armes qu'elles ont. 

Ce roman est nécessaire. Les voix de Ramla, Hindou et Safira résonnent au fond de nous. L'autrice ne cherche pas le voyeurisme ou le mal-être. Même dans l'horreur, elle reste sensible, pudique, digne. Elle ne tait rien. Mais elle ne cherche pas non plus à tomber dans un pathos facile et larmoyant. Ce texte est un texte de combattantes, de survivantes. En fermant ce texte, il n'y a qu'un profond respect et une sourde colère qui habitent notre cœur. 

Ce roman m'a terriblement donné envie de me pencher davantage sur la littérature francophone (ou plus largement d'Afrique noire). Je ne m'y suis jamais réellement penchée ... à tort. J'ai noté quelques titres. En avez-vous à me conseiller? 

Patience, munyal, Hindou ! On te l'a déjà dit. Une peule ne pleure pas quand elle accouche. Elle ne se plaint pas. N'oublie pas. A chaque instant de ta vie, tu dois te maîtriser et tout contrôler. Ne pleure pas, ne crie pas, ne parle même pas ! Si tu pleures à ton premier accouchement, tu pleureras à tous les autres. Si tu cries, ta dignité sera bafouée. Il y a aura toujours quelqu'un pour raconter au quartier que tu es une poltronne. On serre les dents mais on ne se mord pas les lèvres. Si tu mords les lèvres, tu pourras les transpercer au plus fort de la douleur et sans même t'en rendre compte. C'est la volonté d'Allah d'enfanter dans la douleur mais un enfant n'a pas de prix. Patience ! C'est à cause de cette douleur qu'on dit que l'accouchement est le jihad des femmes. C'est grâce à lui qu'on va directement au Paradis si on y laisse la vie. C'est à cause de lui qu'un enfant sera toujours redevable à sa mère.

          Les impatientes, Djaïli Amadou Amal.  

lundi 18 janvier 2021

Le cours de la vie

Le moulin sur la Floss
George Eliot

Bibliothèque Marabout, 1957.

Élevée au moulin de Dorlcote, dans les paysages verdoyants du Lincolnshire, la toute jeune et idéaliste Maggie Tulliver forme avec son frère Tom un couple lié par un amour indestructible.

Ce lien est pourtant mis à mal après la mort de leur père, que la faillite a contraint à vendre son moulin. Maggie se morfond dans sa nouvelle vie et se rapproche un peu plus de Philip Wakem, un jeune homme sensible et cultivé, issu d’une famille rivale. Au grand dam de Tom, qui a dû abandonner ses études pour subvenir aux besoins des siens, au prix d’un labeur acharné…

J'ai attaqué l'année 2021 avec un gros pavé classique anglais et j'en suis ravie. Même si ma vieille édition chinée dans un vide-grenier tombait en lambeaux (j'ai utilisé pas mal de ruban adhésif) et possédait une police de caractère si petite que l'Homme m'a demandé plusieurs fois si j'étais sûre de voir ce que je lisais, je me suis régalée d'un bout à l'autre.

C'est ma première lecture de George Eliot. Je possède Middlemarch depuis 3 siècles dans ma bibliothèque mais je n'ose toujours pas l'ouvrir. Finalement, j'ai commencé par Le moulin sur la Floss (largement influencée par Lilly) et je ne regrette pas. Ce roman fait partie de ces textes qui hantent. Fait assez propre aux gros pavés, nous passons tellement de temps dans l'univers du texte et près des personnages qu'on se sent presque orphelins quand sonne la fin du texte.

Nous suivons un couple de frère et sœur, l'attachante Maggie et le tyrannique Tom. J'ai autant adoré le personnage de Maggie que détesté celui de Tom. Bien sûr, j'ai revu mon jugement dans les dernières pages. J'ai compris la dureté de Tom. Je ne l'ai pas excusé pour tout … Je n'ai pas pu. C'est un vrai despote envers sa sœur et il m'a souvent retourné le cœur. Quant à Maggie, quel personnage ! Cette femme m'a remuée. Bien sûr, le propos de George Eliot est sans ambiguïté. La condition des femmes est terrifiante. Aucune possibilité de choix ou d'opinions. Maggie sera soumise toute sa vie à la dictature des hommes, mais également celle des femmes plus âgées. Trop vive, trop spontanée, elle n'aura de cesse d'être brimée et rabaissée. Son histoire m'a fendue le cœur

De l'enfance à l'âge adulte, nous suivons les tourments et les luttes de Maggie et Tom. Parfois drôle, souvent touchant, ce roman aux nombreux personnages n'ennuie jamais son lecteur. C'est beau, c'est tragique. C'est le cœur bien serré que j'ai lu les dernières lignes de cet épais roman. 

Je suis moins effrayée par Middlemarch désormais. Je compte bien le découvrir plus vite que prévu. George Eliot a une plume efficace et sensible, à la fois terriblement maîtrisée et d'une grande spontanéité. 

- (...) J'aimerais bien savoir comment tu as manifesté cet amour, dont tu parles beaucoup, soit pour moi, soit pour mon père ? En nous désobéissant et en nous trompant. Moi, ma manière de montrer mon affection est différente.

- Parce que tu es un homme, Tom, que tu en as les moyens et que tu peux agir dans le monde.

- Eh bien, si tu ne peux rien faire, soumets-toi à ceux qui le peuvent.

- Alors, je me soumettrai à ce que je reconnaîtrai, à ce que je sentirai comme juste. Je me soumettrai même à ce qui est déraisonnable chez mon père, mais pas chez toi. Tu te vantes de tes vertus, comme si elles t'avaient acquis le droit d'être cruel et lâche comme tu l'es aujourd'hui. (...)

" C’est comme si nous ne sommes tous qu’un ventre affamé, comme si l’être humain n’est qu’un paquet de besoins qui épuisent le monde. "

Dans la forêt 
Jean Hegland


Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.

 

Considéré comme un véritable choc littéraire aux États-Unis, ce roman sensuel et puissant met en scène deux jeunes femmes qui entraînent le lecteur vers une vie nouvelle.


Il va m'être difficile de parler de ce texte tant je l'ai aimé. Voilà plusieurs semaines que j'en ai tourné la dernière page et il me hante encore.

Bien sûr, la pandémie actuelle a fait que cette lecture fut extrêmement immersive. Ce roman fait tant échos à ce qu'il se passe autour de nous. Il faut s'accrocher pour lire ce texte. Il faut se préparer à être chamboulé. Dans la forêt n'est pas un roman glauque ou violent, mais il reste dur dans le sujet qu'il traite : la survie dans une société qui s'effondre. Je pense que je le relirai souvent, car ils soulèvent tellement de questions que des relectures sont nécessaires.

Jean Hegland prône un retour à la nature. Même si ses deux héroïnes retournent à l'essentiel par la force des choses et non par choix, nous sentons bien que l'autrice reconnaît cette nécessité. Nous avons abusé de la Terre, de la Nature et nous devons faire en sorte de revivre en harmonie avec elle. Si ce rapprochement ne vient pas de nous, il se fera par un autre biais : une pandémie, une rupture de carburant, des phénomènes météorologiques, ... une succession d'événements qui déclenchera la fin du monde que nous connaissons. Je vous avais prévenus, il vaut mieux être préparé avant de l'ouvrir. Rassurez-vous cependant, Dans la forêt n'est pas un roman anarchiste ou extrémiste. Mais c'est cela qui fait toute sa force. C'est un roman réaliste, plausible, extrêmement simple au final. 

Nous suivons Nell et Eva dans leur survie. L'une étudie et dévore les livres, l'autre danse. En tant que lectrice ET danseuse, j'ai été en totale empathie avec ces deux sœurs. Nous les voyons s'organiser, réapprendre à vivre, se défaire de choses qui pourtant leur paraissaient essentielles avant. J'ai aimé ces deux personnalités très différentes mais attachantes.

J'ai souvent lu que jusqu'aux dernières lignes le lecteur se demande bien comment va faire Jean Hegland pour clôturer un tel roman. C'est vrai. Je me suis questionnée. J'ai imaginé une fin horrible, un happy end doux et positif…. J'ai tout imaginé …. sauf ce qui allait réellement se passer. Quelle fin ! Il ne pouvait pas en avoir d'autres. A l'image du roman, simple et vraie.


Gros coup de cœur de la fin d'année 2020. Un roman terriblement actuel à lire ABSOLUMENT!

" Je me suis réveillée dans l’obscurité en entendant la voix de ma sœur, en sentant ses mains fermes sur moi.
- Tout va bien, a-t-elle promis. C’était un rêve.
Alors même qu’elle disait cela, et que mon moi conscient acquiesçait, je crois que nous savions toutes les deux que les rêves viennent d’un lieu, quelque part, qui existe vraiment, qu’un rêve n’est que l’écho de ce qui a déjà été vécu."

Surmonter l'insurmontable

Passage du gué 
Jean-Philippe Blondel

Pocket, 2008.

Myriam et Thomas. Pour Fred, les revoir aujourd'hui, c'est une joie violente qui prend à la gorge, bouscule et donne une force inattendue. 

Il y a vingt ans, Fred a choisi de traverser, à leurs côtés, une épreuve qui n'était pas sienne. Pour leur éviter la noyade, il s'est tenu là, attentif, disponible , sans rien attendre. Avec tendresse et fermeté, il a tenu leurs têtes hors de l'eau. Une fois la tempête éloignée, il s'est effacé. 

Myriam, Thomas et Fred. S'ils ont survécu, c'est que le pari le plus insensé peut être tenu. C'est que la vie peut tout donner après avoir tout retiré. 

J'ai découvert Jean-Philippe Blondel il y a des années grâce à un concours organisé par le blog To the happy few (l'autrice Angéla Morelli désormais). Je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, celui des blogs littéraires, où les réseaux sociaux tels que Facebook ou Instagram n'existaient pas … ou étaient encore peu utilisés. J'avais gagné à l'époque sur le blog d'Angela donc, plusieurs romans de Jean-Philippe Blondel. Je lis très peu de contemporains (comme vous le savez) mais cet auteur fait partie de ceux que j'aime bien. Je grignote les 5 romans reçus en cadeau au fur et a mesure des années et je les savoure. Rien de transcendant mais c'est bien écrit, émouvant et juste.

Je dois reconnaître cependant que Passage du gué est celui que j'ai le moins aimé jusqu'à maintenant. Plus dur, plus cru, j'ai préféré la poésie de ces autres textes (tous chroniqués sur le blog). Cependant, il est pertinent et complexe. Blondel écrit vrai et c'est ce que j'aime chez lui. Il écrit sur la vie et les gens avec vérité et sans jugement.

Nous suivons un couple en plein drame qui se relèvera grâce à l'amitié d'un jeune homme, croisé un jour. Il s'offrira à ce couple, sans rien demander en retour, seulement le temps que ce duo se redresse et reprenne leur vie. 

Bien sûr en tant que maman ce texte m'a beaucoup émue. J'ai souvent eu le cœur serré. Même si je n'ai pas toujours compris et accepté les choix et les liens qui se nouaient entre les personnages, j'ai lu leur histoire sans les juger. Je ne sais pas comment j'aurai vécu un drame comme celui-là. J'ai assisté avec émotion, incompréhension parfois mais toujours avec respect. 

Un auteur à découvrir. Il ne me reste plus qu'un roman de lui, Juke box. Je serai heureuse de le retrouver. 

Je vous offre un passage du roman qui m'a énormément touchée. A en avoir le cœur au bord des lèvres. L'héroïne se promène dans la forêt et imagine son petit garçon à ses côtés. Cette sensation "d'enfant fantasmé" a eu des échos très personnels en moi. 

" Je suis allée me promener avec Pierre, bien sûr. Je lui montrais tout ce qu'il devait retenir pour sa vie future, le parfum des fleurs dans les sous-bois, le coassement paresseux des grenouilles, les différents troncs des arbres et leurs écorces, les traces du passage des animaux, le bruit du vent dans les cimes. Je lui parlais à voix haute. Je voulais que, plus tard, il se souvienne, comme Fred se souvient de ses promenades avec sa mère. Je le tenais par la main. Je sais. Personne ne peut comprendre ça. Pourtant, je le tenais par la main, je sentais sa main dans la mienne et, au fur et a mesure que nous gravissions le sentier, elle grandissait, elle se faisait plus calleuse, une main d'homme que je ne reconnais pas toujours, et pourtant la douceur était la même, c'était ma propre main qui changeait, la peau se fripait, les rides s'entrecroisaient dans des figures de plus en plus complexes, les rhumatismes vrillaient les articulations, les os adoptaient des postures étranges, ma main de vieille dame dans celle de mon fils adulte. "

(Passage du gué, Jean_Philippe Blondel)