La rivière sans repos précédé de 3 nouvelles
Gabrielle Roy
Boréal Compact, 1995.
Dans la communauté des Inuit de l’Ungava, où se sont implantés depuis peu les premiers Blancs, un drame se joue : celui de la confrontation entre les valeurs traditionnelles d’une civilisation millénaire et la culture nouvelle qu’apportent avec eux les gens venus du Sud. Cette confrontation donne lieu tantôt à des juxtapositions cocasses, comme dans deux des « Nouvelles esquimaudes » par lesquelles s’ouvre le livre, tantôt à des déchirements qui remettent en question toute la vie, toute l’identité de l’être en qui se heurtent les deux mondes. C’est le cas de Deborah, dans « Les satellites », qui ne sait plus trop comment il convient de mourir. Et c’est le cas surtout d’Elsa, l’héroïne du roman, mère d’un enfant qui, par son existence même, incarne à la fois le choc des deux civilisations et leur dialogue, c’est-à-dire l’équilibre fragile, peut-être impossible, entre les exigences de chacune : d’un côté, la fidélité et l’harmonie, de l’autre, l’appel du désir individuel et du progrès. Tableau des tensions qui traversent les sociétés autochtones dans leur contact avec le monde moderne, La Rivière sans repos est aussi le roman de toute existence humaine déchirée entre la nécessité de l’appartenance et celle de la liberté.
On est en décembre, c'est Noël. J'avais envie de froid. J'ai ouvert une histoire d'inuits.
J'ai découvert la littérature québécoise avec la superbe série de Michel Tremblay sur le Plateau Mont Royal. Puis, j'ai lu une de ces auteures les plus célèbres, Gabrielle Roy avec Bonheur d'occasion. Ce fut un coup de cœur. J'avais été bercée par ses mots et sa délicatesse. Je m'étais jurée de relire rapidement cette plume. Je profite généralement du Salon du livre de Paris et de la présence des éditions québécoises pour m'offrir un de leurs romans. J'avais acheté La rivière sans repos, un peu au hasard. J'ai mis du temps avant de l'ouvrir. Maintenant que c'est fait, une chose est sûre, je ne mettrai plus autant de temps avant de relire Gabrielle Roy. Et pourtant, je pense que La rivière sans repos est loin d'être sa meilleure oeuvre. Bien moins fort que Bonheur d'occasion, c'est un texte parfois long. Mais quelle douceur, quelle plume, quelle sensibilité!
L'ouvrage débute avec trois nouvelles. La première Les satellites m'a totalement captivée. Je ne saurai pas exactement expliquer ce qui m'a tant émue. Sûrement le style si fin et humain de Gabrielle Roy. Elle arrive à rendre magique et émouvant des instants d'une simplicité déconcertantes, "Elle tenta de dérouler leurs fragiles feuilles dont elle sentit au toucher qu'elles étaient des choses vivantes, lui laissant au creux de la main un peu de leur humidité. Alors, à la dérobée, comme si elle était à commettre un larcin, elle se hâta d'en mettre plein les poches. Ce serait pour les enfants d'Iguvik, quand elle reviendrait, afin qu'ils aient quelque idée de ce que c'est que le feuillage d'un arbre." (p24/25). Sans parler de ses descriptions si précises, si belles. J'avais besoin de quelques secondes pour les déguster avant de poursuivre ma lecture, "Mais elle aimait davantage la terre sous ses yeux quand il n'y eut plus d'arbres. Elle trouva le plus attirant du monde, quand ils apparurent à son regard, les mamelons arides et les bosses pelées du pays nu entre lesquels brillait l'eau froide des lacs solitaires. Tant et tant de lacs, si loin d'ailleurs au fond du monde, que bien peu d'entre eux ont reçu un nom. Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et de rocs où elle avait tellement erré naguère avec Jonathan, des paquets au dos, quelquefois un bébé dans le ventre, le visage inondé de sueur à ne pas voir devant elle, et voici que cette époque de sa vie paraissait lui avoir été d'une tendresse émouvante. Il fallait donc aller bien loin pour juger de sa vie, et c'était peut-être en ses jours les plus rudes qu'elle préparait les meilleurs souvenirs" (p35).
Les deux nouvelles suivantes, Le téléphone et Le fauteuil roulant, mêlent avec talent humour et émotion. Gabrielle Roy nous montre la confrontation de deux mondes, de deux temps. Elles sont agréables à lire, bien écrites et intelligentes. Puis vient l'histoire principale, La rivière sans repos. Jimmy, l'enfant de l'héroïne, devient la personnification du thème abordé dans les autres histoires. Cet enfant, fruit d'une rapide union (un viol plus justement, même si ce n'est pas clairement dit) entre une inuit et un GI, sera tiraillé toute sa vie entre ses deux origines. Le début de cette histoire est magnifique et la scène de la naissance de Jimmy est bouleversante. Le texte s’essouffle un peu ensuite. Mais la douce plume de Gabrielle Roy nous berce avec bonheur. Ce n'est pas gai, mais c'est beau et juste.
Les titres de Gabrielle Roy sont remontés dans ma liste de livres à acheter. J'ai envie de retrouver son humanité et sa douceur.
" Dans la cabane ils avaient réussi à faire place à une caisse de bois qui servait de table et autour de laquelle ils s'assemblaient. Du plafond pendait la lampe. Sa lueur captait le brillant des yeux tout en laissant dans l'ombre la grossièreté du logis. Le bois humide se consumait lentement. De temps en temps, une goutte d'eau chassée par le feu explosait avec le sifflement d'une petite bête coléreuse. Elsa entreprit de lire à vois haute Ivanhoé. Ian qui croyait connaître cette histoire, l'ayant entendu dire déjà, se surprit à la suivre avec un intérêt neuf, soit qu'il eût mal écouté la première fois, soit maintenant, comme il le dit à moitié sérieusement, qu'Elsa en inventât.
Elle ressentit bientôt à l'égard de ces vieux livres aux coins déchiquetés une passion comme elle e avait éprouvée toute jeune pour le cinéma, mais en plus fort, car la source de ravissement était à présent proche, sûre, peut-être plus vraie, et elle-même peut-être plus apte à y puiser. Elle se désolait sans limite quand elle arrivait à des trous, quelquefois trois ou quatre pages successives arrachées du livre."
(La rivière sans repos, Gabrielle Roy, Boréal compact, 1995, p 166/167)