La nuit du bûcher
Sandor Marai
Le livre de poche, 2017.
Rome, 1598. L'Inquisition sévit contre les hérétiques. Enfermés, torturés, ces derniers reçoivent à la veille de leur exécution la visite d'inquisiteurs pour les inciter à se repentir. Venu prendre des « leçons d'Inquisition », un carme d'Avila demande à suivre la dernière nuit d'un condamné. On lui accorde. L’hérétique, qui résiste depuis sept ans, s’appelle Giordano Bruno. L'Espagnol assiste aux dernières exhortations, vaines, des inquisiteurs, puis accompagne au petit matin le prisonnier au bûcher. Saisi par la violence de cette expérience, il voit toutes ses certitudes vaciller...
Nourri de l'expérience de la guerre, du fascisme, et du stalinisme qui poussera Márai à l'exil, ce roman, écrit en 1974, expose le regard lucide d'un homme sur l'idéologie totalitaire, conçue pour broyer la volonté et la dignité humaines.
Gros coup de cœur pour ce roman! Dès les premières mots, je me suis laissée totalement embarquer dans la confession de ce prêtre. J'ai lu son récit, j'ai senti le froid, vu la faible lumière de sa bougie, entendu le crissement de la plume sur le papier.
J'ai découvert l'existence de ce roman récemment. Je venais de lire un court article sur la vie de Giordano Bruno. Sa vie m'avait totalement captivée ... autant qu'elle m'avait faite frissonner. Avant Galilée, il y a Giordano Bruno. L'obstination de Bruno jusqu'à la mort a guidé Galilée qui lui a choisi la prudence. J'étais triste en apprenant qu'une statue de Bruno est dressée place Campo dei fiori à Rome. J'y suis passée plusieurs fois lors de mon séjour là-bas il y a quelques années et je ne me souviens pas de cette statue. Si j'y retournais aujourd'hui, ça serait avec émotion que je regarderais cet homme. Aimant de plus en plus la plume de Sandor Marai et ayant découvert que son roman La nuit du bûcher parlait de Bruno, je l'ai acheté très rapidement.
J'ai été surprise par ce roman. Je m'attendais à un long échange entre le narrateur et Giordano Bruno la veille de son exécution. Un long discours qui viendrait chambouler les idées du jeune prêtre. Mais non. Marai est bien plus subtile que ça. De Giordano Bruno, on n'entendra pas un mot. Il y aura son regard. Il va être très difficile pour moi de parler de ce roman qui aborde beaucoup de thèmes en moins de 300 pages. Marai n'a pas cherché la simplicité. En fermant ce livre, on ne sait pas quoi penser des paroles écrites par le narrateur. Quelle finesse dans l'écriture et la pensée! Il faudrait relire ce roman, le décrypter, aller au fond. A la lecture, souvent, on se scandalise. Parfois, on comprend. La nuit du bûcher est un texte extrêmement complexe, bien qu'ils se lisent très facilement et soit prenant. Complexe déjà dans son sujet, l'Inquisition. Marai n'a pas écrit un traité anti-clérical. Sa pensée est bien plus riche et quelque soit nos idées sur la religion, on trouvera de quoi réfléchir. Je tiens aussi à vous rassurer, il n'y a aucun voyeurisme, aucun sadisme. J'ai apprécié cette retenue de l'auteur. Vous pouvez lire ce roman sans crainte de tomber sur une description détaillée du supplice de Bruno. Complexe également par le discours très engagé des personnages. Chacune de leurs pensées peut être analysée, discutée, étudiée. Enfin, complexe par la double lecture de cette oeuvre. Chaque page est une critique virulente du fascisme. Ce roman terriblement moderne nous rappelle que Marai a connu la seconde guerre mondiale. Chaque mot prononcé par l'Inquisition pourrait être prononcé par le IIIème Reich : " Puis il voulait savoir si l'acte de dénonciation était obligatoire chez nous. Quand je lui eus répondu que, oui, chaque fidèle était tenu de signaler à l'Inquisition tout comportement suspect - par exemple, au cours d'une conversation, si quelqu'un ne manifestait pas assez d'enthousiasme concernant l’exécution d'un hérétique par le feu -, le consulteur approuva du chef cette démarche avisée. Après avoir réfléchi, il demanda si cette conduite s'appliquait aux membres de la famille. J'eus la satisfaction de le rassurer sur ce point également : en effet, chez nous en terre espagnole, où l'Inquisition veille sur l'ordre et la sécurité publique, les enfants et les parents ont obligation de s'espionner les uns les autres. " (p32). "Ces gens-là critiquent nos méthodes! ... Ils oublient que tout moyen, tout accessoire est justifié quand il s’agit d'atteindre le But Sacré ..." (p36). Les pages à double sens abondent. J'ai corné énormément de pages dans ce court livre, soit pour leur beauté, soit pour leur justesse, soit pour le questionnement qu'elle soulèvent.
Il y a tant à dire que je ne sais plus quoi écrire. J'aimerais en discuter, reprendre chaque ligne pour en débattre. Marai nous offre un roman à l'ambiance fascinante, étouffante. Sa plume d'une finesse absolue traite avec intelligence de liberté, de savoir, de croyance. Un texte qui me hantera longtemps. Un très grand texte à découvrir!
"Arrivera une époque où l'on regroupera sans ambages ni perte de temps tous ceux qui seront soupçonnés de tomber un jour dans le péché d'hérésie, à cause de leur origine ou pour d'autres raisons, dans des champs clos par des barrières de fer, pour des périodes plus ou moins longues .... mais en général il vaudra mieux que ce soit pour longtemps. Un tel lieu de détention, ceinturé de barrières de fer, permettra de surveiller en même temps des groupes plus importants ..."
" Il est à craindre que tant qu’un tel homme existe quelque part, il soit vain de faire frire les autres sur le gril, de les cuire dans l’huile et de les casser sur la roue. J’avais appris que la Sainte Cause était plus important que tout, qu’il fallait un Seul Berger et un Seul Troupeau. Mais c’était avant d’être frappé comme par la foudre par un doute effrayant : un homme peut compter plus qu’un troupeau."(La nuit du bûcher, Sandor Marai)
(Photos : Romanza2019)