L'héritage d'Esther
Sandor Marai
Le livre de poche, 2003.
La fin de l’empire austro-hongrois et ses prolongements crépusculaires ont inspiré des écrivains majeurs comme les Autrichiens Joseph Roth, Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler. Il faut y ajouter le Hongrois Sándor Márai (1900-1989) qui, aujourd’hui, est enfin reconnu comme un immense écrivain européen. L’Héritage d’Esther, publié en 1939, rassemble en un bref récit tout ce qui fait l’art de Márai. Retirée dans une maison qui menace ruine, engourdie dans une solitude qui la protège, une femme déjà vieillissante voit soudain ressurgir le seul homme qu’elle a aimé et qui lui a tout pris, ou presque, avant de disparaître vingt ans plus tôt. La confrontation entre ces deux êtres complexes Esther la sage, ignorante de ses propres abîmes et Lajos l’insaisissable, séducteur et escroc est l’occasion d’un de ces face à face où l’auteur des Braises et de La Conversation de Bolzano excelle. Un face à face où le passé semble prêt à renaître de ses cendres, le temps que se joue le dernier acte du drame, puisque « la loi de ce monde veut que soit achevé ce qui a été commencé ». La tension dramatique extrême, l’atmosphère somnambulique, l’écriture sobre et précise font de ce court roman un véritable chef-d’œuvre.
La plume de Sandor Marai fait inévitablement penser à celle à Stefan Zweig, auteur que j'aime profondément. Ils possèdent tous deux une plume délicate et nostalgique. L’héritage d'Esther est un court texte, profond et beau. Sandor Marai est un auteur tout en sensibilité, en retenue.
Le cœur d'Esther ne nous est pas réellement dévoilé. La relation qui la lie à Lajos reste énigmatique. Lire Sandor Marai, c'est accepter de ne pas avoir toutes les clefs. La lecture est facile et les pages se tournent sans difficultés, pourtant les romans de Marai sont complexes et pleins d'implicites. Le lecteur doit travailler, soulever les blancs, combler les non-dits. Mais il peut aussi se laisser aller par la poésie de l'écriture de Marai, sans chercher à comprendre ou expliquer. Cet auteur est un beau mélange de simplicité et de complexité. L'héritage d'Esther est très travaillé, les personnages sont difficiles à cerner et l'intrigue est floue, pour autant c'est un texte très simple, vrai et juste.
Ce roman est ma troisième lecture de Sandor Marai. Je l'avais découvert avec Les mouettes que je n'avais pas particulièrement aimé. C'est avec Le premier amour que j'ai enfin compris le génie de Marai. L'héritage d'Esther vient me confirmer la grande sensibilité de cet auteur que je compte bien retrouver pour de prochaines lectures.
- Où sont tes limites, Lajos ? Dis-je enfin. Les yeux papillotants, il regardait la cendre de sa cigarette.
- Drôle de question ! Quelles limites ? S'enquit-il d'une voix hésitante.
- Quelles limites ? Répétai-je. Je pense que tout homme possède une limite intérieure qui sépare le bien du mal, une limite que rend possible les relations entre les êtres humains. Mais toi, tu n'as pas de limites.
- Ce sont des mots, dit-il, en esquissant un geste comme s'il s'ennuyait. Limites, possibilités. Bien et mal. Ce ne sont que des mots, Esther. As-tu remarqué, continua-t-il, que la plupart de nos actes n'ont aucun sens, qu'ils ne visent aucun but ? On doit les accomplir, même si l'on n'en tire ni profit ni plaisir. Si tu jettes un œil sur l'ensemble de ta vie, tu es bien obligée d'admettre que tu as fait beaucoup de choses pour la seule et bonne raison que tu en avais la possibilité.
- Tout ça est un peu trop compliqué pour moi, fis-je, découragée.
- Mais non, voyons ! Déplaisant, tout au plus. Quand on atteint la fin de sa vie, Esther, on se lasse de tout ce qui vise à un but quelconque. Moi, j'ai toujours aimé les actes inexplicables.
(L'héritage d'Esther, Sandor Marai, Le livre de poche, 2003).
(Photos : Romanza2017)