mardi 29 mars 2016

Dans le terrier

Granny Webster
Caroline Blackwood

 Le livre de poche, 2013.

Envoyée en convalescence au bord de la mer chez son arrière grand-mère, une vieille dame acariâtre qui ne se déplace qu’en Rolls, vit comme à l'époque victorienne et évite toute émotion pour ménager son cœur, une jeune fille – qui n’est pas sans rappeler Caroline Blackwood –découvre peu à peu les secrets qui se cachent derrière les rideaux empesés de la luxueuse demeure... La description de cette grande famille irlandaise, avec une tante excentrique et suicidaire, une grand-mère un peu dérangée et une femme de chambre borgne, est d’une réjouissante noirceur.

Voici un texte étrange. Des anecdotes, des bribes d'histoires, ... On se croise, se quitte et se retrouve. 
Granny Webster est un roman assez décousu, sans réelle trame narrative. On attend que les pièces du puzzle s’emboîtent, en vain. Ce n'est qu'en filigrane que nous comprenons le lien particulier qui unit les personnages. Pourtant, c'est un beau texte, drôle et cinglant. Chaque chapitre est agréable à lire et prenant, l'ambiance y est envoûtante. L'écriture est originale, elle mêle poésie et ironie avec adresse. On embarque au sein de cette étrange famille pleine de secrets et aux membres atypiques. Les liens entre eux se dénouent, la chute semble inévitable. Granny Webster conte des anecdotes terrifiantes avec légèreté et humour ce qui fait de ce roman un texte particulier, à la fois noir et lumineux. Telle la jeune narratrice franchissant la porte de la vieille maison de Granny Webster, en ouvrant ce roman j'ai plongé dans un autre univers, à la fois attirant et terrifiant ... comme Alice dans le terrier du lapin blanc. 
Je pense que c'est un texte qui se digère. Lorsque je l'ai refermé il y a quelques jours, la frustration dominait. Plus le temps passe, plus je me souviens de ce roman avec tendresse. Il me reste une sensation très enveloppante, un souvenir particulier et unique
Un roman qui ne laisse pas indifférent, tout en nous laissant insatisfait. Avec une qualité d'écriture et une ambiance comme celle de Granny Webster, j'aurai aimé une intrigue plus classique, un nombre de pages plus importants, des détails plus nombreux.
Une étrangeté à découvrir
"Elle ne peut pas durer longtemps", pensai-je et juste à cet instant j'eus un peu de peine pour elle. Elle avait quelque chose de pathétique, là sur le quai dans ses habits de deuil avec sa colonne vertébrale aussi droite que le dos de la chaise contre lequel elle ne cessait de l'exercer. Des jeunes passaient, le dos voûté, traînant des valises, la bousculant. Elle dirigeait sur eux son habituel regard féroce chargé d'anxiété et de désapprobation mais dans le remue-ménage de la gare, ni sa désapprobation, ni sa supériorité, ni son impeccable maintien ne paraissaient intimider quiconque. En dehors de sa maison tout ce qui faisait sa force donnait l'impression de se muer en fragilité et il semblait qu'il n'y eût que futilité dans sa détermination obstinée à préserver une attitude de grande dame du passé qui aujourd'hui n'avait aucune utilité. "
Granny Webster, Caroline Blackwood, Livre de poche, 2013. 

samedi 19 mars 2016

" Ces oiseaux accomplissent un miracle, tous les matins, et le monde devrait se lever et les écouter. "

 La dernière conquête du major Pettigrew
Helen Simonson

10/18, 2013.

À Edgecombe St. Mary, en plein cœur de la campagne anglaise, amour courtois et tasse de thé sont de rigueur ! Mais quand un flegmatique major s'amourache d'une modeste pakistanaise, les langues se délient et les collets montés frémissent... Confrontés aux préjugés des villageois, ou le racisme ordinaire sévit tout autant dans les soirées privées que sur les bancs de messe, les obstacles pour leur amour seront nombreux... Un roman à déguster avec scones et marmelade. 

La dernière conquête du major Pettigrew est un roman "douillet". Simple, drôle, émouvant et juste, on s'y love comme dans un gros édredon en plume. Mon emploi du temps ne m'a pas permise de lire ce roman au rythme que j'aurai voulu, mais j'ai passé des jours agréables en sa compagnie et c'était un régal de l'ouvrir dès qu'un moment libre pointait le bout de son nez. 
J'ai été touchée par le début de ce roman. Du thé, des instants simples, des balades, de la lecture, des discussions et des partages. Ce roman hors du temps est une petite bulle de bonne humeur. J'ai particulièrement apprécié Mme Ali. Un personnage très fort. J'ai aimé ce mélange de retenu et de passion, de spontanéité et de politesse. Une femme très émouvante que j'ai immédiatement aimée. La relation qu'elle tisse avec Pettigrew est touchante. Leurs premières discussions parlent de lecture. Comment ne pas fondre? 
" ... je me dis que peu importe ce qu'on lit ... auteurs favoris, thèmes particuliers ... pourvu qu'on lise quelque chose. Il n'est même pas important de posséder les livres." Elle caressa la couverture jaunie de l'exemplaire de bibliothèque, avec un regard qui paraissait emprunt de tristesse. " (p99)
La vie à Edgecombe St Mary est à la fois agréable et insupportable. J'ai aimé partager les petits riens de la vie du Major (c'est comme plonger dans un roman de Barbara Pym) mais j'ai été agacée par l'esprit étroit de certains habitants. Avec délicatesse et beaucoup d'humour, Helen Simonson parle de préjugés, de racisme, du pouvoir de l'argent et de l'ambition. J'ai aimé ce parallèle qu'elle fait entre la vie du major Pettigrew et celle de son fils, Roger. Même époque, même lieu, même sang, mais un fossé les sépare. L'un goûte le plaisir d'un bon thé en feuilletant un roman de Kipling, l'autre rêve d'argent et de la City. 
Le récit de ce "dernier amour" est très beau. Le respect des époux défunts, l'émotion quand arrivent les premiers sentiments, cette nouvelle page blanche à remplir ... L'histoire d'un amour imprévu qui sonne juste.
Je regrette cependant que la simplicité du roman soit rapidement mise de côté pour une intrigue assez caricaturale. Je me suis beaucoup amusée, j'ai été également émue, je me suis prise au jeu, mais la simplicité des premières pages m'a manquée. 
Un roman anglais à savourer. Doux, réconfortant, drôle et touchant. 
" Peut-on oublier les circonstances les plus sombres, l'espace de quelques heures, à la chaleur réparatrice d'un feu et grâce au fumet d'un dîner rôtissant au four? C'était la question à laquelle réfléchissaient le major en buvant à petites gorgées un verre de champagne et en regardant fixement le jardin tout flétri, par la fenêtre. " (p429)

mardi 1 mars 2016

D'un simple coup de pied

Danse!
Anne Delbée

Fayard, 1999.


A quelques mètres en dessous du regard de Nathanaël, une vingtaine d'enfants se plient avec rigueur aux gestes de la danse.

Parmi eux, Clara. Il la regarde, elle, et seulement elle, surgie de quel fragment fracassé de quelle mémoire ? La sienne ? celle d'une humanité qui, en cette fin de siècle, s'engloutit dans le bruit et la violence ?

Il ne saurait dire si elle est belle ou laide. Elle danse.
Quel âge a-t-elle ? Onze, douze ans ? Entre Clara, qui, chaque jour, s'astreint à l'ascèse de la danse classique et Nathanaël qui, à trente ans, voudrait posséder l'écriture au plus haut prix, s'engage un face à face hors de l'ordinaire.
Détaché du monde, tourné vers lui-même, Nathanaël découvre en compagnie de Clara la dureté et les affres d'un art qui aspire pourtant à se confondre avec la beauté même. Celle qu'il recherchait dans la solitude et les mystères de l'écriture.
Quel sentiment n'ose pas dire son nom dans cette relation à la fois brûlante et éthérée ? 


J'ai lu Anne Delbée il y a plusieurs années avec sa sublime biographie de Camille Claudel, Une femme. Un roman puissant que j'avais adoré.  J'ai ouvert avec joie Danse! que je surveillais depuis longtemps. 
Je fais de la danse classique et jazz depuis 20 ans. J'ai arrêté de danser que pour accoucher. Même si la danse me prend moins de temps et d'énergie à 30 ans qu'à 16 ans, je reste une passionnée de cette discipline. Dans les cours de danse, j'ai connu mes premières angoisses, mes premières peurs, mes premières vraies amitiés. J'ai connu les douleurs, les échecs, le bonheur, la satisfaction, l'entraide et la solitude. 
J'ai aimé les pages de Danse! parlant de cet art si important pour moi. Anne Delbée en parle avec amour et respect. Art exigeant et cruel, mais si enveloppant et merveilleux. Ce texte m'a pourtant convaincue qu'à moitié. J'ai eu du mal à accrocher aux premières pages. Nathanaël, au début de l'histoire, ne me plaisait pas, ne me touchait pas. J'ai embarqué par la suite grâce au beau personnage de Louise qui apporte enfin de l'humanité à l'histoire. La vie de Clara est touchante et Anne Delbée nous offre de jolies pages. Pourtant, quelque chose ne marche pas. Il manque un je-ne-sais-quoi de naturel, d'authentique. L'histoire sonne parfois faux. Il aurait fallu plus de pages pour mieux décrire les sentiments, les attentes, des liens qui se tissent, se nouent ou se détachent. Ce roman semble inachevé. Il est très irrégulier. Certains passages sont sublimes et m'ont captivée. D'autres m'ont paru bâclés. Je pense notamment au personnage de Tatiana. Pourquoi ne pas avoir développé ce lien entre Nathanaël et cette vieille femme énigmatique? 
Je ne peux nier qu'il s’agit d'un beau texte et que j'ai parfois eu l'esprit totalement plongé entre les pages. De beaux moments de danse, d'amour, de vie. Pourtant, certaines choses ne fonctionnent pas. La puissance d'Une femme ne se retrouve pas ici. L'histoire de départ est belle, mais Anne Delbée semble ne pas réussir à en faire quelque chose de crédible, de vrai. 
Je me trouve bien trop dure avec ce roman qui m'a parfois émue et que j'ai trouvé dans l'ensemble bien écrit et juste. 
Danse! reste un roman à découvrir malgré ses faiblesses. 
" Je n'aime pas les mères qui parlent d'abondance de leur enfant. Le pauvre, après cela, n'a pus aucune chance. Vous aimeriez, avant de rencontrer telle ou telle personne, que quelqu'un vous ait déjà fait l'article? Vous la découvrirez, et cette impression-là sera la vôtre. Chaque être devrait avoir le courage de remettre sa mémoire à zéro face à un inconnu. "(Danse!, Anne Delbée, Fayard, 1999, p 111)


(Source image : L'atelier danse de Carcassonne)