samedi 27 février 2016

Les maigres et les gras

Le ventre de Paris
Emile Zola

Livre de poche, 2014.

C’est dans les Halles centrales de Paris récemment construites par Baltard que Zola situe le troisième épisode des Rougon-Macquart. Après « la course aux millions » décrite dans La curée, ce sera la fête breughelienne du Ventre de Paris, tourbillonnante et bigarrée, ses amoncellements de victuailles, ses flamboiements de couleurs, ses odeurs puissantes de fermes, de jardins et de marées.
Florent, arrêté par erreur après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, s’est évadé du bagne de Cayenne au bout de sept ans d’épreuves. Il retrouve à Paris son demi-frère qui, marié à la belle Lisa Macquart, fait prospérer l’opulente charcuterie Quenu Gradelle. Mais la place de Florent est-elle à leurs côtés ? A-t-il renoncé à ses rêves de justice ? Car si l’Empire a su procurer au « ventre boutiquier, au ventre de l’honnête moyenne… le consentement large et solide de la bête broyant le foin au râtelier », il n’a guère contenté les affamés. Et la grande kermesse flamande va réveiller bientôt l’éternel affrontement des Maigres et des Gras.


(Mon 10ème Rougon-Macquart après : La curée, L'assommoir, Nana, Pot-Bouille, Au bonheur des dames, Germinal, La terre, Le rêve et La bête humaine).

Zola. 
Que dire?
Depuis ma lecture d'un recueil de nouvelles en 5ème, j'aime cet auteur profondément. Chaque roman me prend aux tripes. Bien sûr, certains plus que d'autres. Mais je reste à chaque fois bluffée par son génie. De Thérèse Raquin aux romans des Rougon-Macquart, je plonge totalement dans ce monde noir et pessimiste. 
Le ventre de Paris est plus "calme" dans son intrigue que d'autres textes de la série. Pourtant, on y trouve autant de fausseté, de haine et de saleté. Zola arrive avec une parfaite maîtrise à nous plonger dans ces Halles bruyantes aux odeurs à la fois entêtantes, douces et écœurantes. 
Les personnages de ce texte ne sont pas attachants. Il n'y a pas ici de douces Denise ou d'émouvantes Gervaise. Lisa, la sœur de cette dernière, cache derrière son tablier immaculé et ses joues roses, un désir étouffant de perfection. Sa vie ne doit en aucun cas être bouleversée. Prête à tout pour rétablir l'équilibre, Lisa est un personnage complexe, exigeant et fier. Florent, quant à lui, est assez passif. Il erre entre les pages sans jamais vraiment maîtriser sa vie. 
Le ventre de Paris est le roman du regard. Les voisins se toisent, s'observent, s'affrontent à distance. Nous nous sentons étouffés dans ces rues où tout le monde se connaît, où le paraître est plus important que l'amitié et l'entraide. Sans être aussi violent que d'autres titres, je pense notamment à La bête humaine, Germinal ou La terre, Le ventre de Paris est extrêmement oppressant.
J'ai, en lisant ce texte, encore plus compris l'importance de découvrir l'intégralité des romans de la série de Rougon-Macquart. J'ai toujours eu envie de tous les lire. Mais Le ventre de Paris m'a presque donné envie de les dévorer tous à la suite. Parcourant l'arbre généalogique de la famille, j'ai observé les liens entre les personnages. Je suis fascinée par ce que Zola a crée. J'ai croisé Claude Lantier, entendu parler de Gervaise, du terrible Saccard, ... en lisant Le ventre de Paris. J'aime les interactions entre chaque roman. J'ai aussi envie de connaître tout ce que j'ignore encore comme la vie de Pauline, la fille de Lisa et Quenu, ou celle de Claude, l'artiste. 
Un monde fascinant qui me met à genou à chaque lecture. Une maîtrise impressionnante. Une plume intelligente, pleine de symboles, d'images, de sous-entendus. 
Chef d'oeuvre
" La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d'huile; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d'elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. "
(Le ventre de Paris, E. Zola, Chapitre 2, Livre de poche, 2014) 
( Image ; The fish hall at the central market - Victor Gabriel Gilbert)

samedi 20 février 2016

Premiers souvenirs ...

Quels sont vos premiers souvenirs de lecture? 
Vous rappelez-vous de certains instants, certaines émotions? 

J'ai essayé d'en écrire quelques uns ... Car ils font partis des bonheurs simples à ne jamais oublier.

  • 5 ans. Je ne sais pas encore lire, mais les livres m'accompagnent déjà. Un soir, je suis en train de feuilleter un album de jeunesse, l'histoire d'un koala. Mon papa vient me dire bonne nuit. Il me dit que l'année prochaine j'apprendrai à lire à l'école. Il finit en disant : "Toi, je suis sûr que tu adoreras lire!". 
  • Les livres de ma tante dans la maison de mes grands-parents à la campagne. Les Martine tombant en lambeaux et les sublimes illustrations de Sarah Kay. 
  • Mon année de CP et mon manuel de lecture, Mico mon petit ours. J’étais tellement passionnée par cette petite fille et son ours que je reproduisais les mêmes moments de vie à la maison avec une peluche ressemblant à Mico.
  • 6 ans, bientôt 7. Vacances d'été. J'ai fini mon année de CP. Il fait une chaleur épouvantable. Nous sommes en location dans le Midi de la France. Mes frères et moi avons emmené une lecture chacun. Je lis, en entier et seule, mon tout premier livre de poche : Oui-oui et le cerf-volant. Je suis fière.
  • CE1. La maîtresse nous dit qu'aujourd'hui c'est la Fête du livre et qu'elle finira l'après-midi avec nous au coin bibliothèque. Elle lit plusieurs albums. J'écoute attentivement. Pour finir, elle lit l'histoire d'une pauvre petite fille, seule le soir de Noël. Je découvre La petite marchande d'allumettes et je ne m'en remets pas. 
  • Encore des vacances d'été. Mon frère cadet a emmené avec lui une version abrégée de Tom Sawyer de Twain. Il le délaisse. Je commence à le lire. Je plonge dans l’univers étouffant des rives du Mississippi. Mon frère décide subitement de récupérer son livre. Je suis au milieu de ma lecture. Déchirement. Je ne l'ai jamais repris depuis. 
  • Mes visites à la bibliothèque municipale. L'ourson Plume, les albums de l'Ecole des loisirs, La famille Souris, les illustrations de Beatrix Potter, Le magicien des couleurs .... L'odeur de vieux livres, les sons étouffés, les murs blancs, ce choix infini, ces heures de lecture à venir.
  • Je dois avoir un peu moins de 10 ans. J'ai emprunté les contes de Perrault à la bibliothèque de ma ville. Je lis Barbe-bleue dans le salon le soir en attendant le repas. J'arrive à la scène de la découverte des épouses égorgées. Je suis terrifiée. Je relis 10 fois de suite le passage. 
  • Ecouter en boucle ma k7 audio rouge et jaune de La reine des neiges de la collection Il était une fois. Connaître chaque mot par cœur. Le début d'une histoire d'amour entre ce conte et moi. 
  • Mes premières lectures de "grandes" ... L'émotion en lisant Grand-loup-sauvage de René Escudié ; La mort du grand-père dans Ronya Fille de brigand d'Astrid Lindgren ; Plongée dans l’enquête de L'inspecteur Gadget chez les pirates ; Ma passion pour Camille et Madeleine des Petites filles modèles, ainsi que leur amie Sophie et ses Malheurs ; Les frissons en vivant les aventures de Gom dans La montagne aux secrets ; Des heures à m’imaginer en femme du Moyen Âge en lisant Le chevalier au bouclier vert d'Odile Weulersse ; Mes fous-rires à la lecture de Lucy l'éclair et Les contes de la Saint-Glinglin ; Les contes du chat perché que je ne lâchais plus ; Alice chez les incas ; La petite fille au kimono rouge ; Cabot-Caboche ; L'affaire Caïus ; ... 
  • Et LA littérature. L'arrivée de l'adolescence. La mort d'Olivier Bécaille et autres contes de Zola et son Rêve, Une vie de Maupassant, Alice au pays des merveilles, Les quatre filles du Docteur March, ...

Difficile de se rappeler de tous nos souvenirs, mais encore plus de les écrire. Cet échantillon n'est qu'un aperçu de tous ces moments forts que j'ai pu vivre jeune lectrice. Des instants aussi émouvants et marquants que les instants réels de ma vie.



 Et vous, quels sont vos premiers souvenirs de lecture?

samedi 6 février 2016

L'art d'être parfaite

Rêves de garçons
Laura Kasischke

Livre de poche, 2009.

A la fin des années 1970, trois pom-pom girls quittent leur camp de vacances à bord d'une Mustang décapotable dans l'espoir de se baigner dans le mystérieux Lac des Amants. Dans leur insouciance, elles sourient à deux garçons croisés en chemin. Mauvais choix au mauvais moment. Soudain, cette journée idyllique tourne au cauchemar. 
Rêves de garçons est une plongée au cœur d'un univers adolescent dépeint avec une justesse sans égale. Une fois de plus, Laura Kasischke s'attache à détourner avec beaucoup de férocité certains clichés de l'Amérique contemporaine et nous laisse, jusqu'à la révélation finale, dans l'imminence de la catastrophe.

J'ai découvert l'univers particulier de Laura Kasischke avec l'excellent Esprit d'hiver l'année passée. J'ai poursuivi ma découverte de l'auteure américaine avec Rêves de garçons. Même si ce dernier n'a pas l'intensité d'Esprit d'hiver, j'ai adoré parcourir les pages de ce passionnant roman. 
Nous plongeons dans les années 70. Musique, pom-pom girls, marshmallows grillés, camp de vacances, adolescence. 
Laura Kasischke m'a de nouveau manipulée. Tout comme avec Esprit d'hiver, elle nous mène par le bout du nez et la fin du roman nous laisse mal à l'aise. J'aime l'ambiance particulière des romans de Kasischke. Il y a cette angoisse qui nous fait frissonner, nous prend à la gorge, alors que finalement rien est réellement effrayant dans ces pages. Il ne s'agit que de sous-entendus. C'est notre imagination qui est, au final, effrayante. Comme dans Esprit d'hiver, c'est tout ce qu'on s'invente (Secrets? Fantômes? Meurtre?) qui nous fait peur. Laura Kasischke installe l'ambiance avec brio (la nuit, une forêt sombre, des bruits étranges), notre imagination fait le reste. J'ai terminé ce roman à la lampe poche dans mon lit, le nuit noire et profonde tout autour de moi, je dois avouer que mon cœur palpitait dangereusement durant certaines scènes. 
Kristy Sweetland est la parfaite jeune femme américaine. Polie, bonne élève, sage, belle, gentille et toujours souriante. Sans s'attacher à ce personnage, je reconnais qu'on se laisse prendre au jeu de cette charmante pom-pom girls. A côté de son amie Desiree, allumeuse et peu sympathique, ou alors la rousse Kristi (avec un -i- elle), très fière et hautaine, notre héroïne apparaît douce et attendrissante. 
J'ai été induite en erreur dès le début. Pour moi, j'allais lire le récit de gentilles jeunes filles persécutées par de vilains sociopathes. Peut-être suis-je assez naïve, mais je ne m'attendais absolument pas à ce revirement de situation dans les dernières pages. Je ne peux malheureusement en dire plus sans vous révéler certains détails. Je préfère donc me taire, même si l'envie de discuter du roman, et surtout de l'héroïne, est très forte. C'est extrêmement frustrant, car Rêves de garçons est un roman "ouvert". Comme Esprit d'hiver, la fin de l'histoire n'apporte pas toutes les réponses, le caractère des personnages mériteraient de longs débats et notre sentiment de mal être en refermant ce texte appelle à la discussion et à l'échange.  
Laura Kasischke, tout comme Joyce Carol Oates, casse les clichés et brise les faux semblants de cette Amérique faite d'apparences. Elle met en lumière que tout n'est pas aussi blanc ou aussi noir qu'on l’imagine. Nous avons tous nos névroses, nos obsessions. Derrière la façade parfaite de notre petite vie parfaite se cache des peurs, des mensonges, des espoirs
Je continuerai à découvrir Laura Kasischke. J'aime ses ambiances parfaitement maîtrisées, cette peur qui se glisse entre les pages alors que ce qui est lu n'est pas terrifiant ou sanglant, ces personnages complexes et cette vive critique de la bonne société américaine. 
" Comme il serait étrange, au bout d'une existence mutique, de s'apercevoir qu'on possédait depuis toujours au fond de soi ce cri sauvage, à l'opposé de la voix qu'on aurait pu imaginer : une petit voix lapine, courtoise, à peine audible sous l'épaisse fourrure. Alors que depuis tout ce temps, on abritait une furie, le cri d'une jeune fille en fuite qu'un inconnu attrapait par la natte et précipitait à terre. "(Rêves de garçons, Laura Kasischke, Livre de poche, 2009)