Lord Jim
Joseph Conrad
Livre de poche, Biblio, 2016.
Pour les Blancs de la côte et les commandants de navires, il était Jim - rien d'autre. Evidemment, il avait une identité plus complète, mais il n'acceptait pas de l'entendre mentionner. Son incognito - qui était aussi percé qu'un tamis - ne visait pas à dissimuler une personne, mais un fait. Lorsque celui-ci traversait le masque, il quittait sans délai le port où il se trouvait et partait pour un autre, généralement plus loin vers l'Est. Jim en appelait à la fois aux deux versants de l'âme - celui qui regarde constamment la lumière du jour et celui qui, telle la face cachée de la lune, reste sournoisement tapi dans une obscurité perpétuelle, avec parfois seulement une furtive lueur brumeuse venant caresser ses bords. Son attitude mystérieuse me fascinait, comme s'il avait été un prototype de sa race, comme si la vérité obscure qu'il recelait était assez grave pour affecter la conception que l'humanité se fait d'elle-même.
Voici un roman commencé il y a 9 mois au bord de la mer et terminé hier soir face aux montagnes brumeuses.
Ma lecture de Lord Jim fut singulière. Lorsque j'ouvre un roman, je poursuis ma lecture jusqu'à la fin. Je ne commence pas d'autres romans en parallèle. Je peux lire des ouvrages théoriques, des beaux livres, des BD, des magazines, ... mais pas d'autres romans. Je suis assez exclusive sur ce point. Cependant, en ouvrant Lord Jim il y a quelques mois, j'ai compris que si je lisais d'une traite ce complexe et exigeant roman, je passerai à côté.
Sans l'avoir prévu, j'ai donc fait une lecture "grignotage" de ce roman de Joseph Conrad. J'ai lu quelques pages par ci par là, entre deux romans ou lorsque j'avais quelques minutes à tuer. Il m'a suivi dans tous mes déplacements. J'en suis ravie car cette façon de le lire a fait que j'ai pu savourer toute la beauté de ce texte.
Cela serait prétentieux de dire que j'ai tout saisi de Lord Jim. La narration est tellement étrange, les récits sont emmêlés et les personnages très énigmatiques, si bien que je n'ai pas tout compris au texte, je dois bien l'avouer. Ceci dit, j'en ai perçu la beauté. Lire Lord Jim, c'est être saisi, sans s'y attendre au détour d'une page, par une phrase, un mot, une image. Comme un long poème, Lord Jim offre des moments de pure délicatesse où les mots raisonnent, font écho, nous transportent. Et tant pis, si on a perdu le fil de l'histoire.
Lord Jim fut une expérience de lecture particulière ... toute en sensibilité. Je sais que c'est un roman, qui lut d'une traite, m'aurait fait souffrir. En le lisant par petits bouts, j'ai pu le déguster sans me lasser. Je n'ai pas cherché à me plonger dans l'intrigue, parfois complexe, mais seulement à apprécier ces belles phrases envoûtantes.
" Je restai planté là assez longtemps pour qu'un sentiment de solitude totale s'empare de moi, à tel point que tout ce que j'avais vu dans le passé récent, tout ce que j'avais entendu, et la parole humaine elle-même, me semblait ne plus avoir d'existence, et ne survivre qu'un instant de plus dans ma mémoire, comme si j'avais été le dernier représentant de la race humaine. C'était une impression étrange et mélancolique, née presque inconsciemment, comme toutes les illusions, dont je soupçonne qu'elles ne sont pas autre chose que des visions d'une lointaine et inaccessible vérité vaguement entrevue ".
(Lord Jim, Joseph Conrad, Livre de poche, 2016)
(Photos : Romanza2018)
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