mardi 16 juin 2015

" Du moins ai-je tenté de saisir ma vision et, si je n'y suis pas parvenue, j'aurai tout de même jeté mes filets dans la bonne direction."

Les vagues 
Virginia Woolf


Folio classique, 2012.

Tandis que les vagues déferlent sur le rivage, six voix s’élèvent en contrepoint, celles de trois filles et de trois garçons, qui parlent dans la solitude, se racontent, s’entrelacent, et pleurent la mort de leur ami Percival. 

Ce livre n’est pas dans le droit fil des ouvrages qui, de La Chambre de Jacob et Mrs Dalloway à Vers le Phare, puis des Années à Entre les actes, ont fait de Virginia Woolf la romancière la plus originale du XXe siècle anglais, mais une élégie, un poème en prose, où alternent souvenirs heureux et sombres de l’enfance, communions éphémères, rencontres manquées, amour de la vie et fascination de la mort. Chaque image fait surface un bref instant, à la manière de cet aileron entrevu un jour sur la mer vaste et vide, source de terreur et d’extase, que l’auteur s’efforce ici de capturer. Et les vagues, de leur grondement sourd et éternel, referment le livre comme elles l’avaient ouvert.

Ma première rencontre avec Virginia Woolf fut assez mitigée. Puis, il y a eu La promenade au phare et j'avais été éblouie par son écriture. Pourtant, je restais effrayée par les romans de Virginia Woolf. Tels des monuments inviolables, j'achetais ses romans sans jamais me décider à les lire. Ma main était tremblante lorsque j'ai ouvert Les vagues. Au bout de quelques lignes seulement, j'ai su que désormais je n'aurai plus jamais peur de Virginia Woolf. 
J'ai d'abord été surprise de lire ces pensées intérieures qui s'entremêlent, se répondent, s'opposent et s'épousent. Mais ma surprise a laissé place très rapidement à une immersion totale. Les vagues, c'est la beauté des mots, leur musique, leur force. Les phrases forment un chant murmuré à l'oreille et je me suis prise parfois à les lire à haute voix. On se laisse porter par la houle et le bruit des vagues. C'est beau. On lit, on écoute, on boit, on se nourrit. Virginia Woolf nous offre un texte incroyable. Je n'ai jamais rien lu de tel. Là où elle prouve son immense talent, c'est qu'elle aurait pu n'écrire qu'un long poème à la virtuosité et à la beauté parfaite, mais ce n'est pas que ça. En plus d'être captivée par la prouesse d'écriture, j'étais passionnée par l'histoire des six personnages, uniques, vivants, émouvants. Le sensible Neville, le complexé Louis, l'intellectuel Bernard, la maternelle Susan, la séduisante Jinny et Rhoda, l'oubliée. Autour d'eux, il y a Percival, le seul personnage qui ne s'exprime pas. Le récit n'est composé que de pensées intimes. Virginia Woolf sait comme personne mettre les mots sur les émotions les plus fines, les plus secrètes. Elle arrive à nommer l'indescriptible. Certains passages m'ont saisie tant ils arrivaient à mettre des mots sur des sensations pourtant impossibles à décrire. Comme le passage à l'âge adulte :
 " A présent, dit Bernard, l'heure est venue. Le jour est venu. Le fiacre est à la porte. Mon énorme malle fait plier les jambes arquées de George encore plus. L'odieuse cérémonie est terminée, les conseils, et les adieux dans le hall. A présent il y a cette cérémonie, gorge serrée, avec ma mère, cette cérémonie, échange de poignées de main, avec mon père ; il faut à présent continuer à faire au revoir de la main, continuer à faire au revoir, jusqu'à ce que nous prenions le virae. A présent cette cérémonie est terminée. Le Ciel soit loué, toutes les cérémonies sont terminées. Je suis seul ; je vais au collège pour la première fois. " (p61) 

Ou cette émotion si forte que l'on ressent en plongeant dans un autre monde, si bien qu'on peut le voir et le sentir rien qu'en l'imaginant : 
Voici un poème à propos d'une haie. Je vais y flâner et y cueillir des fleurs, la bryone verte et l'aubépine couleur de lune, les églantines et le lierre serpentin. Je les serrerai dans mes mains et les déposerai sur le bureau luisant. Je m’assoirai sur la rive tremblante de la rivière et je regarderai les nénuphars, larges et lumineux, qui jettent sur le chêne qui domine la haie les rayons de lune de leur laiteuse lumière. " (p91) 

C'est particulièrement difficile de parler de cette oeuvre complexe et sublime. Virginia Woolf  fouille notre esprit, nos pensées et arrive à les coucher sur le papier tout en gardant leur essence première. Au détour d'une page, elle nous immobilise par une phrase, un mot tellement juste que ça en devient presque douloureux. Florilège : 
"Mais regardez - il porte vivement la main derrière sa tête. C'est à cause de tels gestes qu'on tombe désespérément amoureux pour le reste de sa vie. " (p68) 
" J'ai cinquante ans, j'ai soixante ans à dépenser. Je n'ai pas encore puisé dans mon trésor. Je commence seulement. " (p90) 
" Dans un monde qui contient l'instant présent, dit Neville, pourquoi faire des distinctions? On ne devrait rien nommer de peur qu'en nommant quelque chose on ne le change. " (p121)

J'ai beaucoup pensé à Virginia Woolf en lisant Les vagues. J'ai eu du mal à me détacher de son image, assise à son bureau et écrivant, presque en transe, plongée dans son monde.
Une expérience littéraire unique, une prouesse d'écriture, une tempête émotionnelle ... Bref, une grosse claque!

Citation en titre de ce billet tiré du journal de Virgina Woolf au sujet des Vagues.

" J'ai perdu mon indifférence, mes yeux vides, mes yeux en forme d'amande qui voyaient jusqu'à la racine des choses. Je ne suis plus janvier, mai ou tout autre saison, mais je suis le fil fin tissé autour du berceau, qui enveloppe du cocon de ma chair les membres fragiles de mon bébé. Dors, dis-je, et je sens monter en moi une violence plus sauvage et plus sombre, qui me ferait d'un coup abattre tout intrus, tout voleur d'enfants, qui s'introduirait dans cette chambre et réveillerait le dormeur. "
(Les vagues, Virginia Woolf, folio classique, 2012, p224/225)


(Image : Peter Severin Kroyer, Summer evening on the beach)



8 commentaires:

Lili a dit…

Oh oui, "Les vagues" est une grosse claque ! Mais quelle belle claque ! Je voudrais en avoir tous les jours ! Je l'ai relu il y a peu et je l'ai encore plus adoré que la première fois. Le génie de Woolf se laisse découvrir un peu plus de lecture en lecture.

Romanza a dit…

Oui, j'avais adoré ton billet ... Sublime! J'avais écrit un commentaire qui ne s'est jamais affiché d'ailleurs ... snif!
Des claques comme celle-ci effectivement font du bien!

Titine a dit…

J'ai moi aussi eu peur de Virginia pendant une période. ET je ne sais pas pourquoi mais elle se focalisait sur "Orlando". Une fois lu, j'ai su comme toi que je n'aurais plus jamais peur de Virginia bien au contraire. "Les vagues" a également été une énorme claque, quelle virtuosité, quelle intelligence et quelle sensibilité ! J'ai été totalement éblouie par ce livre et sa construction. Virginia Woolf est le seul écrivain capable de m'étonner quasiment à chaque roman.

Eimelle a dit…

encore un qui est dans ma PAL, et que je n'ai pas encore pris le temps de lire... cela donne envie de l'en faire sortir!

Anonyme a dit…

Quel beau billet ! Moi qui n'avais jamais été attirée par Woolf, ça me donne l'envie de m'y mettre. Je commencerai certainement par celui-ci. Merci !

Romanza a dit…

Titine : Orlando m'attend dans ma bibliothèque!

Eimelle : Tant mieux ...

Ellettres : Je suis ravie.

Karine:) a dit…

J'ai aimé ce que j'ai lu de l'auteur, mais ça me fait super peur, bizarrement. Et ce sera ma prochaine lecture de l'auteur, je pense. Un jour, un jour!

Praline a dit…

Comme toi, je suis éblouie par V. Woolf, par sa capacité à utiliser le mot juste, à saisir les instants... Je la découvre progressivement, presque craintivement mais toujours avec délices.