dimanche 29 mars 2015

Bleu paradis

Louis et la jeune fille
Cécile Ladjali

 Babel, Actes Sud, 2006.

Soldat dans les tranchées de la guerre de 14, Louis écrit à sa famille, à ses proches, à ses "marraines de guerre", pour maudire ou travestir la réalité, rassurer ceux qu'il aime ou conjurer un peu de son épouvante. Apprentie dactylo à Saint-Germain-des-Prés dans les années 1950, Lorette s'ingénie à taper des lettres : pour des vieilles dames du quartier, pour son père toujours absent, pour son beau fiancé lointain, et pour elle-même, malade de la tuberculose.
Deux vies parallèles, que sépare un demi-siècle, et dont nous ne connaissons que ces écrits, semblent mystérieusement résonner et se rejoindre en un point imaginaire ou d'une éventualité minuscule. A moins que le lecteur n'ait seul le pouvoir de faire se répondre les mots de cette partition qu'inspire le fameux quatuor schubertien, La Jeune Fille et la Mort.

Parfois, ma main se tend vers un roman contemporain. Besoin d'une pause, d'une parenthèse. Ce geste me réserve souvent des lectures faciles. Faciles à lire, faciles à comprendre, mais aussi faciles à oublier. Le cerveau en a parfois besoin. De temps en temps, je tombe sur un roman à part. Au détour d'une ligne, mon souffle s’accélère, ma main s'agrippe davantage à mon livre, le temps n'existe plus. C'est la magie. Cette dernière si fabuleuse qui nous fait aimer les livres. Cette magie, je la croise souvent à la lecture de classiques. Moins régulièrement lorsqu'il s'agit de contemporains. Mais si elle décide de se manifester à ce moment là, elle me saisit par surprise, avec violence. Ma gorge se noue.
J'ai rencontré Cécile Ladjali en regardant La grande librairie. Il s'agissait de leur émission traditionnelle de fin de saison avant l'été. Chaque invité propose son roman préféré pour accompagner nos vacances. J'ai aimé la façon d'être et de parler de Cécile Ladjali. Elle a évoqué Virginia Woolf et sa passion des mots avec passion et spontanéité. J'aurai aimé l'avoir comme professeur. Le temps a suivi son cours. Je n'ai plus repensé à elle. Mais le destin avait décidé que je la lirai un jour. Louis et la jeune fille est arrivé dans mes mains totalement par hasard. Il y a quelques mois, un membre de ma famille me l'a donné, il l'avait récupéré d'une dame âgée qui n'est plus capable de lire les petits caractères des romans de poche. Il fallait se débarrasser de ce livre encombrant. Il n'attendait que moi.
J'aime les romans épistolaires. Cette écriture intime murmurée au creux de l'oreille. La lecture de lettres ou de journaux intimes est une expérience émotionnellement forte. On rentre dans le cœur et dans l'âme des personnages. Dans Louis et la jeune fille, nous rencontrons deux êtres que tout semble séparer. Nous lisons leurs écrits mais jamais les lettres qu'ils reçoivent. Cécile Ladjali sort des clichés habituels des romans à intrigues, à révélations, où chaque page révèle un nouveau mystère. C'est le lecteur qui croit comprendre le lien entre Louis et Lorette, qui voit les clins d’œil, les échos. Les choses ne sont pas cachées, mais elles ne sont pas pour autant brusquement dévoilées. Louis et la jeune fille possède plusieurs lectures. Dans ce roman à deux voix (voies?), le narrateur a un rôle actif. C'est lui qui rassemble Louis et Lorette. 
Louis est un Poilu cultivé, a l'écriture puissante où l'on sent parfois poindre le surréalisme d'après guerre. Ses lettres m'ont profondément touchée. Elles sont vraies. Louis se livre tel qu'il est, perdu, sale, puant, mais plein d'espoir et d'amour : " Comme j'aimerais te présenter mon cœur, mon frère! L'extraire de ma poitrine et te le montrer battre au creux de ma main. Il palpite dans les éclaboussures purpurines de ses sanglots. Il a tué des hommes et on lui a dit qu'il pouvait en être fier. On y a épinglé le cuivre d'une médaille et de son ruban. Ce cœur n'a pas souvent peur, il ne se rend pas bien compte, il bat et il commande aux mains de tuer. Parce que c'est pour la Patrie. Parce qu'il se démène pour que tu ne sois jamais là, une nui à sa place. A pleurer, à claquer des dents, à appeler maman. Parce que mon cœur chiale aussi. Et le pire est qu'il n'en a même pas honte " (p47). Je n'ai lu que trop peu de romans sur la première guerre et ce texte m'a donné envie de corriger cela. Les évocations des tranchées sont saisissantes. J'ai été très émue : " J'attends de vos livres, monsieur Cendre, qu'ils cautionnent mon effroi, en lui refusant la honte de me faire crever de trouille. J'ai si peur. J'ai beau chercher une logique à toute cette débâcle, je ne la vois pas. Je voudrais me réciter une leçon apprise par cœur à l'école pour être moins en colère et trouver une raison à cela " (85).
Lorette est une jeune fille en apparence plus frivole et au style plus populaire. Sa spontanéité m'a séduite. Elle est vive, franche, gaie même dans la douleur, un brin cynique aussi. Bien qu'entourée, elle paraît souvent seule. Son tempérament léger cache des fêlures et une grande profondeur : " Mon petit papa, j'espère que tu es très jaloux et que je te rappelle un peu maman. Je sais qu'elle te faisait damner! Elle avait toujours une histoire en réserve pour te mettre à la torture. Puisque tu ne m'épargnes pas non plus avec tes absences, souffre que je te remplace comme bon me semble et dis-toi que c'est pour mon bien. ta fille, très infidèle, Lorette " (p90).
Cécile Ladjali réussit à créer des personnages à la fois uniques et universels. Louis et Lorette pourraient être n'importe qui, n'importe quels autres individus. Gibier des tranchées ou jeune parisienne insouciante. Ils représentent tous ces anonymes, tout en étant des êtres à part entière avec leurs espoirs et leurs peurs.
La fin du roman m'a semblé trop brutale. Les deux dernières lettres pour être plus exactes. Peut-être est-ce le seul bémol que je peux relever. J'ai aimé le tournant que le roman a pris, mais ça se termine trop brutalement. Après la bourrasque émotionnelle, l'arrêt fut trop violent pour moi. Le choix est bon, l'auteure aurait pu prendre la voie à laquelle je m'attendais (et que tout lecteur attend), mais elle choisit de sortir de la banalité qu'appelle un tel sujet. 
Je viens de découvrir une dame à l'écriture poignante et intelligente. Pas un mot de trop. Ma main a bien fait de se tendre vers ce petit livre. Là où je ne cherchais qu'un roman court pour souffler après plusieurs pavés, j'y ai trouvé un vertige, un moment littéraire pur et sublime.
Justesse, finesse, émotion.

" Monsieur Cendre,
/.../ M'enverriez-vous quelques livres pour habiller le temps de chaudes pages de laine?
J'ai bien pensé à des titres qui me sont chers, mais peut-être vous en coûtera-t-il de dépouiller votre bibliothèque pour moi? Je vous promets de revenir avec vos livres, monsieur Cendre. Je rentrerai avec tous les mots que vous m'aurez prêtés. La liste n'est pas trop longue. N'ayez crainte.
1 - l’Iliade. Pour sa fureur.
2 - La chanson de Roland. L'amitié. Les copains qui meurent.
3 - Orlando furioso. je rêve de croiser une amazone au front.
4 - La vie est un songe. Pour partir loin.
5 - Richard III. Parce que la guerre. Parce que le printemps et sa difformité. Les ombres. Les ombres. 
6 - Bérénice. Où il coule pire que le sang encore.
7 , 8 - Les Lettres portugaises et La nouvelle Héloïse. Dans ma mémoire, ces deux femmes sont soeurs. Jumelles.
9 - Faust. De Marlowe, pas celui de Goethe, il va sans dire.
10 - La poésie de cette jeune femme anglaise, Emily Dickinson. N'importe quels poèmes. Mais cette femme-là. "
(Louis et la jeune fille, Cécile Ladjali, Babel, 2006, p83,84)

(Image : Doisneau. pinterest.com)

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