mercredi 23 janvier 2019

La femme au cerveau érotique

Gabriële
Anne et Claire Berest
Le livre de poche, 2018.


Septembre 1908. Gabriële Buffet, femme de 27 ans, indépendante, musicienne, féministe avant l’heure, rencontre Francis Picabia, jeune peintre à succès et à la réputation sulfureuse. Il avait besoin d’un renouveau dans son œuvre, elle est prête à briser les carcans : insuffler, faire réfléchir, théoriser. Elle devient « la femme au cerveau érotique » qui met tous les hommes à genoux, dont Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire. Entre Paris, New York, Berlin, Zürich, Barcelone, Étival et Saint-Tropez, Gabriële guide les précurseurs de l’art abstrait, des futuristes, des Dada, toujours à la pointe des avancées artistiques. Ce livre nous transporte au début d’un xxe siècle qui réinvente les codes de la beauté et de la société.

Anne et Claire Berest sont les arrière-petites-filles de Gabriële Buffet-Picabia.

La vie de Gabriële Buffet est impressionnante. Nous la suivons dans ses jeunes années et voyons défiler auprès d'elle de nombreux personnages célèbres : Francis Picabia, Guillaume Apollinaire, Marcel Duchamp, Pablo Picasso, ... Lire ce roman, c'est faire une plongée dans le Paris du début du XXème siècle, l'ancien se heurte aux idées nouvelles, la guerre chamboule les esprits et les cœurs. Bien que le style soit très simple et parfois même journalistique, j'ai apprécié cette lecture. J'ai retrouvé avec joie l'histoire des origines de l'art abstrait. Tout ce qui touche à l'art me fascine. Même si mon cœur et mes yeux sont plus sensibles à l'art figuratif qu'à l'art abstrait, je reste passionnée par les pensées des artistes modernes. Leur démarche est sublime et je la comprends sincèrement. J'ai énormément aimé croiser Duchamp, Apollinaire, tous ces artistes qui brisent les codes, créent de nouvelles idées et ne cherchent plus que le beau. Petit coup de cœur pour la personnalité si géniale d'Apollinaire. Je n'ai qu'une envie depuis que j'ai refermé ce roman, relire mon recueil Alcools qui dort dans ma bibliothèque. 
Gabriële est très particulière. Certains aspects de sa personnalité peuvent être perturbants, particulièrement son manque d'instinct maternel. Cela m'a rappelé le peu de choix de la femme à l'époque. Aujourd'hui, Gabriële Buffet aurait pu choisir de ne pas avoir d'enfants. Elle vit pour l'art. Elle donne tout pour lui. Cela a fait souffrir ses enfants et jusqu'à ses arrières-petits-enfants. Mais c'était une femme intelligente, curieuse, aventurière, féministe, une femme passionnante. Je comprends les auteures de ce roman, Anne et Claire Berest, qui ont eu besoin de parler de cette arrière-grand-mère si particulière, à la fois inspirante et choquante
Un roman à lire ... pour ceux qui aiment l'art, la vie artistique du XXème siècle, les destins de femmes fortes. 
[...] Il faut se rappeler ce que représente le fait d'être une jeune femme comme Gabriële dans la société de 1898 :
elle n'a pas le droit de porter un pantalon , sauf si elle tient dans sa main un vélo ou un cheval , elle n'a pas le droit de travailler sans l'autorisation d'un mari , elle n'a pas le droit d'exercer certaines professions , d'enseigner le latin , le grec ni la philosophie ; elle n'a pas le droit d'obtenir seule un passeport , de voter ni de faire de la politique , de disposer librement de son corps ni d'un salaire .
En revanche — et cela est vraiment une revanche — , Gabriële est autorisée , en cet automne 1898 , à entrer dans la classe de composition de la Schola Cantorum . Le début d'une révolution .[...]  L'école de la Schola Cantorum devient le lieu de l'avant-garde musicale .
(Gabriële, Le livre de poche, 2018, p41) 
(Photos : Romanza2019)

dimanche 13 janvier 2019

Parfois, l'amour prend un certain temps avant de pointer le bout de son nez.

La maison d'Âpre-Vent (Bleak house)
Charles Dickens

La Pléiade, Gallimard, 1979.

Sur fond d’un interminable procès, impliquant une cinquantaine de personnages, Bleak House est le grand roman juridique de Dickens, qui dénonce une institution devenue folle. Raconté par deux personnages différents, de manière très moderne, le récit met en jeu tout un réseau de coïncidences, plusieurs fausses pistes et nombre d’espoirs déçus ou trahis. Roman foisonnant où la justice tourne à l’absurde, où l’on enquête et juge à l’infini, Bleak House est aussi un roman policier dont le véritable héros est Londres, la ville à l’atmosphère empoisonnée par la révolution industrielle. Dans une veine à la fois satirique, sombre et constamment drôle, Dickens décrit un monde où la nature est peu à peu corrompue par l’homme, et signe là son passage définitif vers le roman total. (Edition Folio)

C'est la première fois qu'un roman me fait cet effet. Durant la lecture de ce roman de plus de 1000 pages, je suis passée de la plus grande déception à l'immense coup de cœur
Ce roman est le seul que je possède en Pléiade. Je lorgnais depuis longtemps sur ce gros livre, trésor de ma bibliothèque. Lorsque j'ai décidé de l'ouvrir au mois de décembre dernier, j'étais confiante et enthousiaste. Ce fut pourtant le drame. Je pense que le principal responsable de ce drame est mon esprit préoccupé par la vie quotidienne et professionnelle. Quoi qu'il en soit, impossible de me retrouver dans les nombreux personnages du roman, ni même d'être intéressée par l'intrigue. Seules les pages où Esther prenait la parole trouvées grâce à mes yeux. Je me suis immédiatement attachée à ce doux personnage. J'étais terriblement triste de ne pas apprécier l'oeuvre. Certains chapitres m'enchantaient, mais la plupart m'ennuyait. J'hésitais presque à arrêter ma lecture, à le reprendre dans quelques mois ou années. J'ai finalement continué ... grâce à Esther, je pense. J'ai eu une belle idée car ce fut le choc. Je ne peux pas expliquer ce qui s'est passé. D'un coup, je suis rentrée dans l'oeuvre. Tout ce qui me semblait obscur m'a paru soudainement très clair. L'intrigue m'a passionnée, captivée. J'ai dévoré la dernière moitié du roman avec passion. J'ai retrouvé le ton vif de Dickens, son humour, sa sensibilité. J'ai tourné la dernière page extrêmement émue. J'ai laissé des amis. 
Dickens nous plonge dans cette Angleterre du XIXème dont il parle si bien. Comme toile de fond, un procès. Il faut accepter de ne pas avoir toutes les billes. Ce procès est un fantôme qui plane sur tous les personnages de l'histoire. Beaucoup de protagonistes se succèdent et ont tous de près ou de loin un lien avec ce procès. Dickens nous offre des pages pleines de fougue. Tantôt un sourire pointe sur nos lèvres, parfois c'est un rire franc qui s'en échappe, à d'autres moments, c'est notre gorge qui se serre. Charlie a un don incroyable pour écrire des scènes tragiques. Il m'a coupé le souffle. Quelle écriture! Il nous fait passer du rire aux larmes en quelques secondes. Je lui ai pardonné ce début de lecture difficile, tout en espérant que lui aussi me pardonne d'avoir mis autant de temps à rentrer dans l'histoire. 
Il y a tant à dire sur ce texte que je ne trouve rien à en dire. La maison d'Âpre-Vent est un roman fabuleux et passionnant qu'il faut prendre le temps de déguster. C'est une porte ouverte vers un monde parallèle. J'ai aimé Esther, Ada, Richard, Allan, le si bon M. Jarndyce, Jo, ... Je les emmène tous avec moi ... dans mes souvenirs. 
Il y a quelques jours, je pensais vous écrire ma grande déception à la lecture de ce monument dickensien. J'en étais extrêmement triste. Je repensais très fort à l'amour que j'ai pour cet auteur pour trouver le courage d'ouvrir d'autres romans de lui. J'essayais de repenser aux Grandes espérances ou au Conte de deux villes. Finalement, je viens vers vous pleine d'enthousiasme et de joie. Oui, ce roman a finalement fait ma conquête. Je l'aime profondément. Il a mis beaucoup de temps à me séduire. J'ai fait ma coquette. Je suis finalement tombée dans ses filets avec passion. Dickens est un génie. Je suis ravie de vous dire que j'ouvrirai toujours avec joie une de ses œuvres. 

(Je me suis beaucoup rappelée durant ma lecture de la passionnante biographie de Dickens écrite par Marie-Aude Murail. J'ai parfois imaginé l'auteur lire à voix haute La maison d'Âpre-Vent).
" Cet épouvantail de procès s'est tellement compliqué avec le temps que nul être vivant ne sait ce qu'il signifie.  Nul ne le comprend moins bien que les parties au procès  ; mais on a pu remarquer qu'il n'y a pas deux juristes attachés à la Chancellerie qui puissent en parler pendant cinq minutes de suite sans se trouver en désaccord complet sur toutes les données de base. D'innombrables enfants sont devenus parties au procès par la naissance  ; d'innombrables jeunes gens par le mariage  ; d'innombrables vieillards ont cessé de l'être en mourant. Des dizaines et dizaines de personnes se sont trouvées impliquées de manière affolante dans l'affaire Jarndyce et Jarndyce sans savoir comment ni pourquoi  ; des familles entières ont hérité de haines légendaires en même temps que du procès. " (Bleak house, Dickens)
(Photos : Romanza2019)