jeudi 2 décembre 2021

Nostalgie universitaire

La vie de Marianne
Marivaux

Classique Pocket, 2020.
 

" C'est une femme qui raconte sa vie... "
Comment Marianne, jeune orpheline rescapée d'une attaque de bandits, est devenue la comtesse de ***, nous ne l'apprendrons jamais. Marianne, cependant, était déjà Marianne. Jolie et pleine d'esprit, raisonnable et lucide, la " belle enfant " voit tout, sait tout, déjà, de l'ambivalence des bienfaits et des inconstances de l'amour – assez pour dépasser sa condition et proposer, sous la plume du divin Marivaux, le plus badin, pénétrant, spontané des romans de son siècle.

J'avais ressenti, à l'époque où j'avais acheté ce roman, une envie folle de me replonger dans des œuvres du 16 et 17ème siècles. J'ai senti, lors de cette escapade dans la librairie Mollat à Bordeaux, une sorte de bouffée de nostalgie. Je me suis revue à l'époque, étudiante en Lettres, lorsque je passais des heures dans la grande librairie près de la fac', à attendre l'arrivée de mes trains pour rentrer dans ma campagne. J'ai tout revu : cette ambiance feutrée, la nuit presque complète dehors, l'éclairage de la librairie, l'odeur des livres et mon insatiable besoin de lire. Mes années fac' ont été si riches que j'y pense souvent avec plaisir et émotion. Dans cette librairie, j'ai acheté mes romans pour la fac bien sûr mais aussi mes romans "plaisir". A l'université, nous avions une prof de littérature du 16ème (et aussi de rhétorique, grammaire et stylistique) qui était particulièrement fabuleuse, Mme Balique. Magnifique femme, indépendante et dynamique qui nous donnait envie de se précipiter à la librairie à la fin de chacun de ses cours. J'ai appris, avec elle, à aimer cette période littéraire que j'avais tendance à délaisser. Nous avons découvert la verve de cette époque, lu La Fontaine avec passion, pleuré en lisant La princesse de Clèves, ri en parcourant La Bruyère ou Jacques le fataliste de Diderot (lu 3 fois et que j'aime d'amour), tremblé en parcourant Choderlos de Laclos. C'est dans cette bourrasque nostalgique que je me suis précipitée un soir d'automne sur La vie de Marianne de Marivaux. Je ne vous cache pas que ce qui est passionnant dans cette époque, c'est l'étude des textes, l'analyse des discours. J'aurais sûrement davantage apprécié La vie de Marianne si j'avais pu l'étudier en parallèle de ma lecture. Mais n'allez pas croire que je n'ai pas aimé. Loin de là! J'ai passé un bien agréable moment en compagnie de ce gai luron de Marivaux et de cette tendre Marianne. Alors oui, c'est désuet, franchement patriarcal et un brin cul-cul parfois, mais c'est ce qui fait aussi le charme de ces textes. Cette lecture demande de prendre du recul, de la replacer dans son contexte. La langue est belle, fine, pointue. Les beaux passages pleins de sentiments laissent place à l'humour et à la satire des plus réjouissantes. J'aime cette époque, cette liberté dans les mots et les pensées. J'aime la façon dont les auteurs manipulent les mots, disent sans dire vraiment ... mais disent tout de même. J'aime qu'ils fassent confiance à notre intelligence et notre sens de la double lecture. Alors oui, ce n'est pas un roman que l'on attrape aussi facilement qu'un texte plus romanesque ou contemporain. C'est une lecture plus exigeante, plus lente, mais sous ces aspects désuets, on y trouve des vérités encore actuelles sur l'esprit des Hommes et l'âme humaine. 
Je retournerai de temps en temps vers ces textes du 16ème avec bonheur et nostalgie. 
" Si on savait ce qui se passe dans la tête d'une coquette en pareille cas, combien son âme est déliée et pénétrante ; si on voyait la finesse des jugements qu'elle fait sur les goûts qu'elle essaye, et puis qu'elle rebute, et puis qu'elle hésite de choisir, et qu'elle choisit enfin par pure lassitude : car souvent elle n'est pas contente, et son idée va toujours plus loin que son exécution ; si on savait tout ce que je dis là, cela ferait peur, cela humilierait les plus forts esprits, et Aristote ne paraîtrait plus qu'un petit garçon."

(Photo : Romanza2021) 

mardi 30 novembre 2021

Au pays des Fjords

Kristin Lavransdatter
Sigrid Undset


 La cosmopolite, Stock, 2014. 

Sigrid Undset s'empare du Moyen-Âge scandinave pour dépeindre la vie de Christine Lavransdatter, jeune femme qui ose vivre sans craindre de briser les tabous sociaux et religieux de son temps. Défiant l'autorité du père tant respecté, elle refuse en effet d'épouser l'homme que celui-ci lui destine car elle aime Erlend, le chevalier au passé scandaleux. Rien ne pourra désormais la séparer de cet homme à qui elle se donne sans hésiter. Mais le couple que forment Christine et Erlend va subir l'épreuve de la réalité. La jeune femme, amante passionnée à seize ans, épouse et mère à dix-sept, se retrouve maîtresse du domaine de Husaby. Très vite elle va apprendre à le diriger, à devenir celle sur qui tous et toutes se reposent.

Je possède cet énorme pavé depuis quelques années déjà. J'étais tombée sur un article de Lilly au sujet d'un autre roman de Sigrid Undset, Vigdis la farouche. J'ai ensuite rencontré ce gros roman en librairie, le plus connu de l'autrice, et je l'ai tout de suite ajouté à ma liste de Noël. J'aime les épopées, les sagas, les pavés qui nous embarquent dans d'autres univers. J'ai attendu un moment cependant avant de l'ouvrir. On ne se lance pas dans cette brique comme on se lance dans un gentil roman de 300 pages. J'ai attendu cet été et mon roadrip norvégien d'un mois et demi pour me lancer dans l'aventure. Lire ce roman au milieu des Fjords et de la toundra fut un moment unique

Cette lecture fut riche, très riche. Texte dense et complexe, il faut du temps pour s'attaquer à Kristin Lavransdatter. Mais les efforts sont récompensés. Oui, je vous le dis, ça en vaut la peine. Pour vous rassurer, ce roman n'est pas compliqué à lire. L'écriture est fluide, facile et l'intrigue tient le lecteur en haleine pendant les 1170 pages. On accompagne Kristin avec émotion dans sa vie difficile. Elle mérite d'être lue cette vie! Quelle leçon de courage! Kristin devra, toute sa vie, lutter contre le joug masculin. En vain. Cette héroïne paiera toute son existence le fait d'avoir épousé un homme un peu enfantin, immature et boudeur. Kristin a autant suscité chez moi le respect que la pitié. Mon âme de femme du XXIème siècle a souvent soupiré et eu envie de hurler " Quitte-le!". Mais nous sommes au Moyen âge, en Scandinavie ... et une femme ne part pas. 

Kristin et Erlend vont s'aimer (on pourrait discuter longuement de cette relation. J'y ai vu pour ma part une domination telle que Tess d'Urberville peut la vivre avec Alec chez Hardy. La jeune Kristin est, certes amoureuse, mais tombée dans les mains d'un homme plus âgé qui aurait pu faire preuve de patience et de maîtrise de soi!). Ils vont braver l'interdiction de se marier. Seule Kristin paiera toute sa vie cette décision. La culpabilité, le remord, les affronts, ... Erlend n'en sera pas ou peu accablé. Kristin sera la pêcheresse. Elle expiera sa faute jusqu'à la mort. Ce roman pourrait vous sembler très moralisateur. Je ne cache pas qu'il est très imprégné de religion, l'être humain est un pêcheur qui doit se repentir de ses fautes. Cependant, c'est le roman d'une femme qui lutte, qui se bat, qui s'oppose et qui essaie de s'en sortir envers et contre tous. Sigrid Undset prend partie pour son héroïne qui, dès son plus jeune âge, sera exposée au désir des hommes et qui paiera cher sa beauté et sa force. 

Kristin Lavransdatter est très complexe. J'ai choisi de le lire en immersion. De me laisser aller. Cependant, une lecture "crayon en main" aurait été intéressante. Une thèse ne suffirait pas pour aborder tous les thèmes de ce roman. J'aurais aimé le lire à l'université et pouvoir l'étudier. 

Une lecture marquante, passionnante, envoûtante. Une lecture qui soulève bien des débats. Il faut lire ce texte et ne pas se laisser intimider par ses 1700 pages. C'est un roman monde, bouleversant et révoltant. 

" Cela lui fit l'effet d'un réveil, quand ils sortirent de la forêt et traversèrent les prairies au-dessus des Martestokker. Le soleil était bas, et la ville et la baie s'étendaient à leurs pieds dans une lumière claire et pâle. Dans le calme du soir, les bruits arrivaient de loin comme s'ils sortaient de la fraîcheur des bas-fonds. La roue d'une voiture grinçait quelque part sur un chemin ; des chiens aboyaient en se répondant, dans les fermes, à travers la ville. Mais, dans la forêt, derrière eux, les oiseaux faisaient entendre à pleins gosiers leurs trilles et leurs chants. Le soleil, maintenant, était couché. "

(Photo : Romanza2021) 

lundi 5 juillet 2021

" Une fille c'est un garçon blessé."

Fille
Camille Laurens

Gallimard, 2020.

FILLE, nom féminin
1. Personne de sexe féminin considérée par rapport à son père, à sa mère.
2. Enfant de sexe féminin.
3. (Vieilli.) Femme non mariée.
4. Prostituée.

Laurence Barraqué grandit avec sa sœur dans les années 1960 à Rouen.
"Vous avez des enfants? demande-t-on à son père. – Non, j’ai deux filles", répond-il.
Naître garçon aurait sans doute facilité les choses. Un garçon, c’est toujours mieux qu’une garce. Puis Laurence devient mère dans les années 1990. Être une fille, avoir une fille : comment faire ? Que transmettre ?

L’écriture de Camille Laurens atteint ici une maîtrise exceptionnelle qui restitue les mouvements intimes au sein des mutations sociales et met en lumière l’importance des mots dans la construction d’une vie.

Ce roman de Camille Laurens est, je pense, nécessaire ... même si je ne lui ai pas trouvé que des qualités. Je dois admettre … et il s'agit peut-être de naïveté de ma part … que la vie de son héroïne m'a paru cumuler trop de clichés, trop d'incidents pour être crédible. Cependant, si je prends ce texte comme une métaphore de toutes les difficultés que peuvent rencontrer les femmes au cours de leur vie, je ne peux que le trouver juste et pertinent. Plus que comme un roman, Fille doit être lu comme un essai.

Nous suivons Laurence. Dès sa naissance, elle est brimée par sa situation de « fille ». Son sexe va définir son parcours. J'ai trouvé ce propos très pessimiste. Je crois que j'ai grandi dans une bulle. Je suis la seule fille d'une fratrie de trois , petite dernière après deux garçons, je n'ai jamais eu la sensation d'être un « poids » et un « boulet ». Ai-je eu de la chance ? Suis-je un OVNI ? Je ne nie pas ce qui est écrit dans Fille. Je suis consciente que tout ce qui est écrit est réel et juste. C'est la cumulation qui me questionne. J'ai décidé de prendre cette histoire dans son côté métaphorique et j'y ai finalement cru. Comme un essai de ce qu'est être une fille au XXème et XXIème siècle, ce roman nous questionne sur la féminité, la maternité, la sexualité. J'ai été très émue par les différents malheurs et les nombreuses tragédies de la vie de Laurence. Le texte est très bien écrit. La fin laisse poindre une lueur, une éclaircie dans la vie des femmes. Elles font bouger les choses, osent parler, font leurs propres choix. 

Un texte difficile, mais à lire comme une grande allégorie de la vie d'une femme.  

" A propos de filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c'est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n'as et n'auras jamais que ce mot pour dire ton être et on ascendance, ta dépendance et ton identité. La fille est l'éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galiot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un fils. Tu n'as qu'une entrée dans le dictionnaire, lui en a deux. Le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens "une femme" et, le cas échéant, "la femme de".
L'unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rapporte toujours à quelqu'un - tes parents, ton époux, alors qu'un homme existe en lui-même, c'est la langue qui le dit, comme la grammaire t'expliquera plus tard, dans ta petite école de filles jouxtant celle des garçons, que "le masculin l'emporte sur le féminin".

Être fidèle ou infidèle?

Washington square 
Henry James

Livre de poche, Biblio, 2016.

Quoi de plus délicat que les relations entre un veuf inconsolable et une fille qui ne ressemble pas à sa mère? A New York, l'implacable docteur Sloper vit seul avec son unique enfant, Catherine, un être vulnérable.

Une vieille tante écervelée papillonne entre eux. Un soir surgit un jeune homme au visage admirable. Dans la vénérable demeure de Washington Square, le quatuor est en place pour jouer un morceau dissonant.

Voici un roman que j'ai beaucoup apprécié lors de ma lecture et qui, pourtant, me laisse peu de souvenirs plusieurs semaines après l'avoir lu. Etrange!
Henry James est un auteur que je connais peu, mais que je désire connaître davantage depuis quelques années. J'ai lu et aimé l'angoissant Tour d'écrou et apprécié ce Washington square dont il est question aujourd'hui. J'espère un jour me plonger dans ses longs romans comme Portrait de femme
Washington square est un roman facile aux chapitres courts et efficaces. J'ai vite plongé dans cet univers de haute bourgeoisie New-yorkaise me rappelant (bien évidemment) ma chère Edith Wharton. Catherine est un personnage attachant et touchant. Cette pauvre héroïne ne fait que subir le poids de l'autorité masculine. Pourtant, Catherine a du tempérament, mais il sera toujours question des hommes de sa vie et de leur pouvoir sur elle. La tante de Catherine est un personnage intéressant. Passionnée de romantisme en tout genre, elle embarque sa nièce dans une aventure périlleuse. Sous forme de vaudeville à la sauce "bonnes mœurs puritaines", Washington Square fut agréable à lire ... bien que j'ai ensuite assez vite oublié l'histoire. 
"Elle était romanesque, sentimentale, et folle de petits secrets et de mystères – passion bien innocente, car jusque-là ses secrets lui avaient servi à peu près autant que des bulles de savon. Elle ne disait pas non plus toujours la vérité ; mais cela non plus n’avait pas grande importance, car elle n’avait jamais eu rien à cacher. Elle aurait rêvé d’avoir un amoureux et de correspondre avec lui sous un faux nom par le canal d’une poste privée ; je m’empresse de dire que son imagination ne s’aventurait jamais vers des réalités plus précises. "

" L’âme souffre lorsqu’on a conscience de sa lâcheté et cela incite à chercher refuge dans la seule violence des mots. "

Le puits de solitude
Marguerite Radcliffe Hall

Gallimard, 2005.

Le puits de solitude fit scandale lors de sa parution à Londres en 1928, où il fut interdit et les exemplaires imprimés jetés au feu. Marguerite Radclyffe Hall y dépeint l'amour de deux femmes, contrarié par une société hostile, et prend la défense de cette minorité incomprise et méprisée. Véritable plaidoyer en faveur de l'homosexualité, Le puits de solitude est aujourd'hui une référence littéraire reconnue par tous.

J'ai mis plusieurs semaines à lire ce gros pavé. Offert par Unlivreunthé il y a plusieurs années, j'ai enfin pris le temps de me plonger dans ce beau roman

Ce qui frappe dans Le puits de solitude c'est sa douceur et sa lenteur. Ce texte est d'une simplicité presque naïve et enfantine. Alors que le propos traité est dur, l'homosexualité dans une époque où elle était interdite, le roman narre le parcours de Stephen de façon douce. Bien sûr, son parcours est difficile, injuste et émouvant, mais l'auteure cherche à montrer que Stephen est un être humain comme tout le monde. Elle ne cherche pas le rocambolesque, elle veut juste prouver l'absurdité de la société qui empêche deux êtres humains de s'aimer librement. 

Le puits de solitude nous offre de magnifiques tableaux, telles des œuvres impressionnistes, nous observons la lumière éphémère de l'aube, un bouquet qui embaume, une caresse sur la main. Bien que lent, ce roman n'ennuie pas, il enveloppe. C'est tout doucement, sans s'en rendre compte, que l'on est happé par ce texte. 

Un très beau texte dont les dernières pages m'ont serré le cœur.  

"On la jugeait singulière, ce qui, dans ce milieu, équivalait à une réprobation. Troublée, malheureuse, comme un tout petit enfant, cette large créature musclée se sentait seule, elle n'avait pas encore appris cette dure leçon : elle n'avait pas encore appris que la place la plus solitaire en ce monde est réservée aux sans-patrie du sexe."

vendredi 18 juin 2021

Y a un blème!

L'anomalie 
Hervé Le Tellier

 Gallimard, 2020 (Prix Goncourt)

«Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.»
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.
Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.

Ceux qui me suivent depuis un moment savent que je ne lis que peu de littérature contemporaine et presque jamais de prix littéraires. Mais parfois, on m'en offre et comme j'aime découvrir de nouvelles choses, je les lis avec plaisir. 
Lorsque j'ai reçu L'anomalie pour Noël, j'étais sceptique. Je ne savais pas à quoi m'attendre. Je l'ai finalement ouvert curieuse de voir ce que j'allais y trouver. 
Les premières pages m'ont beaucoup plu. J'ai aimé cette polyphonie assez mystérieuse, ces tranches de vie justes et bien écrites. Hervé Le Tellier a de belles tournures de phrases et une sensibilité pleine d'humour et de tendresse. J'étais aussi très pressée de savoir ce qui se tramait (car oui, je n'en avais aucune idée. Je dois être la seule à ne pas avoir été divulgâchée). Finalement, mon intérêt s'est relâché dès que l'on apprend le fin mot de l'histoire (vers la moitié du roman). Je n'ai pas adhéré à l'hypothèse proposée. Bien sûr, j'ai conscience qu'il ne fallait pas le prendre au premier degré, avoir un certain recul et de l'humour. Ces ingrédients marchent souvent bien avec moi, mais là, non. Même si je reconnais que l'écriture de Hervé Le Tellier est efficace et juste et que j'ai eu à certains moments du mal à lâcher le roman, je trouve que L'anomalie ne tient pas dans la longueur. Au bout d'un moment, on se lasse, on décroche. L'auteur n'arrive pas à tenir son histoire jusqu'au bout. 
Une expérience intéressante cependant. Cela m'a fait du bien de lire un roman facile, plus léger qu'un classique et assez original. A découvrir donc.
"Depuis la mort de mon père, il y a plus de trente ans, je gardais toujours dans ma poche une briquette. Ce n’était ni un fétiche, ni un porte-bonheur. Juste quelques grammes de souvenir, presque une habitude. On m’a rendu celle que conservait le Victor qui s’est suicidé, et elles sont désormais deux. J’ai oublié laquelle est laquelle, et je les ai unies. Je ne saurais dire ce qu’elles symbolisent, mais j’ai l’impression d’avoir plus de choix, d’être plus libre que jamais. Malgré tout, je n’aime pas trop ce mot de « destin ». Ce n’est qu’une cible qu’on dessine après coup à l’endroit où s’est fichée la flèche."


mercredi 12 mai 2021

" Personne ne s’intéresse et ne croit à rien, en dehors de sa propre petite médiocrité confortable ."

 La fenêtre panoramique

Richard Yates

Pavillons poche, Robert Laffont, 2017.

April et Frank Wheeler forment un jeune ménage américain comme il y en a tant : ils s'efforcent de voir la vie à travers la fenêtre panoramique du pavillon qu'ils ont fait construire dans la banlieue new-yorkaise. Frank prend chaque jour le train pour aller travailler à New York dans le service de publicité d'une grande entreprise de machines électroniques mais, comme April, il se persuade qu'il est différent de tous ces petits-bourgeois au milieu desquels ils sont obligés de vivre, certains qu'un jour, leur vie changera... Pourtant les années passent sans leur apporter les satisfactions d'orgueil qu'ils espéraient. S'aiment-ils vraiment ? Jouent-ils à s'aimer ? Se haïssent-ils sans se l'avouer ?... Quand leur échec social devient évident, le drame éclate.

La lecture de ce roman n'a pas été de tout repos. Ce texte est dur. Peut-être que certains le trouveront très lisse par rapport à moi mais en ce qui me concerne, je l'ai trouvé difficile. Cependant, il s'agit d'un excellent roman, extrêmement percutant, un classique Étatsunien à lire absolument. J'ai adoré.

Il faut savoir que, cela arrive rarement, j'ai vu le film adapté de l'œuvre il y a plusieurs années. J'avais beaucoup aimé. Je m'en souvenais au final assez peu. Le livre est, en ce qui me concerne, bien plus lourd et sinistre. Richard Yates prend son temps et le texte gagne en intensité et en profondeur. Assister à la chute de ce couple m'a bouleversée. Bien que je sois (très) satisfaite de ma vie et de mes choix, il faut reconnaître que parfois les aléas de la vie viennent nous chambouler. On peut vite se retrouver enfermer dans un cadre et une vie qui ne sont pas ceux que nous souhaitions. Le boulot, la résidence pavillonnaire, les enfants que l'on n'a pas le temps de voir grandir, le stress, le manque de temps, ... Je suis personnellement heureuse de mes choix qui m'ont fait quitter la vie métro-boulot-dodo. J'ai été encore plus fière en lisant Fenêtre panoramique et en me disant que mes choix m'avaient éloignée (peut-être) d'une vie trop lisse qui m'aurait pesée. Pourtant, j'ai compris. J'ai compris comme tout pouvait aller vite. A quel point, on peut passer à côté ...  A côté du grain de folie, du coup de tête, du rêve d'enfant. Et pourtant, je ne peux aussi m'empêcher de penser : est-ce si grave de ne pas réaliser nos folies d'enfance? Je ne peux pas ne pas penser au sublime film Là-haut de Pixar qui montre bien que la plus belle des aventures n'est pas de réaliser des aventures incroyables, mais de partager sa vie avec des êtres que l'on aime. Un thème à débattre. 

April et Frank étaient de jeunes gens passionnés, fougueux et amoureux. Plein de rêves et de projets, ils se retrouvent cernés dans une vie ennuyeuse. Ce qui m'a le plus attristée, c'est qu'April et Frank sont persuadés d'être différents des autres, différents des voisins et leur vie étroite, persuadés qu'ils sont plus intéressants et originaux. Quand ils ouvrent les yeux et constatent que leur vie est sensiblement la même que leurs voisins, tout s'effondre. Et c'est en cela que j'ai été chamboulée et questionnée. Faut-il se gâcher le présent parce qu'il est différent de ce que l'on a prévu? Faut-il réaliser nos rêves à tout prix? Sommes-nous si exceptionnels en comparaison des voisins que parfois nous jugeons injustement? Faut-il être satisfait de ce que l'on a ou chercher à atteindre de nouveaux objectifs? Est-ce qu'April et Frank n'auraient pas été plus heureux en acceptant le tournant de leur vie et en essayant de rendre ce quotidien plus magique ? Ou devaient-ils quoi qu'il en coûte tout quitter et vivre leur rêve de voyage et d'aventures? Où est le bonheur? Ne serait-il pas tout simplement en nous? Et dans notre faculté à être satisfait tout en réalisant ce qui nous tient vraiment à coeur? April ne saura pas trouver le bonheur au fond d'elle. Elle choisira le malheur et le drame. Ses décisions, ses crises de nerfs, ses violences verbales m'ont mise mal à l'aise. April est en souffrance et Richard Yates le décrit merveilleusement bien. La fenêtre panoramique, c'est tout le vernis américain qui craquelle. Ce roman interroge sur le rôle que nous jouons dans notre propre vie, sur notre capacité à être heureux, sur nos choix. La vie de Frank et April est terrible de réalisme. Elle est le reflet de tous ces drames sourds, ces souffrances intérieures qui ne se voient pas mais détruisent de l'intérieur beaucoup de gens autour de nous ... parfois proches. Un roman maîtrisé d'un bout à l'autre, dérangeant et bouleversant. 

[...] à un moment donné, quand Frank évoqua "le vide sans espoir de toutes choses dans ce pays", il s'arrêta pile sur l'herbe et parut foudroyé.
- Voilà, maintenant vous l'avez dit, déclara-t-il. Le vide sans espoir. Bien des gens déplorent ce vide. Là où je travaillais, sur la Côte, c'était notre grand sujet de conversation à tous. Nous passions des nuits entières à discuter sur le vide, sur le néant, sur la vanité de toute chose. Pourtant, personne ne le qualifiait de "sans espoir". C'était là que nous nous dégonflions. Peut-être parce qu'il faut déjà avoir une certaine dose de courage pour voir le vide, et qu'il en faut sacrément plus pour voir le sans espoir. Je pense que, lorsque l'on voit le sans espoir, il ne reste plus qu'à ficher le camp. Quand on peut.

(Photo : Romanza2021) 

samedi 17 avril 2021

" Ce n'est pas le coupable qui importe . Ce sont les innocents "

Témoin indésirable

Agatha Christie
Editions les masques, 1966.

Dans la maison où a été assassinée Mme Argyle, n'étaient présents à l'heure du crime que le mari, la gouvernante, une infirmière et les cinq enfants adoptés par le couple. Déclaré coupable, un des garçons est mort en prison quand, deux ans après le procès, un témoin à décharge se présente pour confirmer son alibi. Cependant, la famille fera grise mine à cet homme scrupuleux venu réhabiliter le jeune homme. C'est qu'il n'y a pas qu'une vérité : celle que fera éclater le docteur Calgary est bien sombre et, plus cruellement que tout autre, blessera bien du monde.

Voici un Agatha Christie au scénario très alléchant. 

Alors qu'un crime au sein d'une famille a été résolu il y a plusieurs mois, un témoin incongru vient réfuter cette sentence. Le criminel ne peut pas être celui qui a été condamné et mort en prison, car ce dernier était avec le témoin en question au moment des faits. Mais alors? Cela signifie que le meurtrier impuni est toujours présent au sein de la famille? Qui est-ce? 

Le propos est brillant et très ingénieux. Si cette sublime intrigue est digne d'Ils étaient dix (anciennement nommé Les dix petits nègres) ou du Crime de l'Orient express, l'ensemble du roman n'en a pas la profondeur. Tout le génie de ce roman est dans cette situation pour le moins inconfortable : un criminel vit en tout impunité dans la famille mais personne ne sait de qui il s'agit. En ce qui concerne le crime en lui même ainsi que le nom du coupable, il n'y a rien de bien incroyable. J'ai été presque déçue de la résolution de l'intrigue. L'intérêt principal réside dans ce huis clos plein de non dits maîtrisé d'une main de maître et dans la psychologie de ces personnages troubles que Christie sait si bien traiter.

Bien qu’elle ne fût plus tout à fait jeune avec ses trente-six ou trente-huit ans, elle était très séduisante cette Gwenda : un corps moulé à souhait, une chevelure et des yeux d’un noir intense. Mais ce qui retenait particulièrement l’attention, c’était la vitalité du personnage, alliée à la vive intelligence du regard. Le premier, Argyle rompit le silence, non sans une certaine froideur : — Je n’ai pas l’impression de compliquer quoi que ce soit, docteur, et ce n’est nullement mon intention. Il serait peut-être préférable d’en venir au sujet même ? — Parfaitement d’accord. Auparavant, je tiens à vous exprimer mes regrets des paroles qui m’ont échappé. Elles sont dues à l’insistance avec laquelle votre fille et vous-même avez affirmé que l’affaire en question était définitivement close. Ce qui ne correspond nullement à la réalité.


(Photos : Romanza2021) 

mardi 30 mars 2021

Père? Puis-je?

Père

Elizabeth Von Arnim

Archi poche, 2014.

Orpheline de mère, Jennifer a passé les trente-trois premières années de sa vie à s’occuper de son père. Quand celui-ci se remarie, elle vit ses premiers instants de liberté et de bonheur innocent.
Tandis qu’il part en lune de miel, elle loue un petit cottage pittoresque dans la campagne et se prépare à vivre de l’héritage modeste laissé par sa mère, cultivant son jardin.
Cependant, toutes sortes de complications se font jour, à commencer par la personnalité des nouveaux propriétaires, un jeune clergyman et sa sœur autoritaire… Sans compter son père et sa jeune mariée, qui ne lui facilitent pas l’existence.
Une parabole sur les liens du devoir et la délivrance de l’amour, contée avec l’humour et la finesse d’Elizabeth von Arnim.

J'aime beaucoup Elizabeth Von Arnim depuis ma lecture du génial Vera qui reste à ce jour mon préféré de l'auteure. Père avait tout pour être un gros coup de cœur. J'ai adoré les premières pages. Malheureusement, au fur et à mesure de l'histoire, j'ai trouvé que le texte prenait un tournant, certes drôle, mais trop attendu et commun.

Dans Père, nous suivons la pétillante Jennifer. Dévouée depuis le décès de sa mère à son tyrannique père, elle s'empêche de vivre. Un jour, cependant, son père lui annonce son remariage. Loin d'affoler Jennifer, cette nouvelle la remplit de joie. La voilà enfin libérée. Une nouvelle épouse peut occuper la place d'esclave qu'elle occupait jusqu'à maintenant. Ces premières pages furent un régal! Voir Jennifer s'émanciper, devenir autonome et choisir enfin la vie qu'elle désire fut un enchantement. J'ai adoré les pages où elle cherche son futur logis et où elle s'y installe. Je me suis totalement identifiée à elle avec ses envies de nature, de silence, de jardinage et qu'elle veuille désormais vivre pour elle uniquement. Père nous offre de magnifiques pages engagées sur la condition féminine. 
Le roman, par la suite, est drôle et distrayant mais perd un peu de sa qualité. En réalité, j'aurais adoré lire des pages et des pages de la vie libre et solitaire de Jennifer. Je trouve dommage qu'à peine libérée de son père, elle rencontre forcément un homme. C'est trop cliché! Comme j'aurais apprécié lire l'histoire de la vie d'une jeune femme affranchie dans son cottage! Malgré ma déception, je reconnais à ce roman un charme fou. J'ai souvent souri. Père est un roman qui fait du bien

Elizabeth Von Arnim est une autrice à découvrir absolument si ce n'est pas déjà fait. Capable de faire frémir (comme dans Vera) ou rire (comme Avril enchanté et Père), cette dame a une plume attachante et sincère
Elle bêchait. "Quand une femme, décida-t-elle sévèrement, commence à éprouver des sentiments qui ne peuvent, si on ne les réprime pas, que la conduire à l'esclavage, le mieux qu'on puisse faire est de s'imposer un exercice dur et prolongé." Aussi bêchait-elle , et découvrit qu'il y a bien de la vertu dans une bêche.

Quand on en use avec persévérance, une bêche fait, Jen s'en aperçut, des miracles au bénéfice de l'esprit; et lorsqu'elle déposa la sienne le dimanche soir ... , lorsqu'elle la déposa, elle était d'avis qu'il ne devrait pas y avoir de femmes sans bêche. Elles ne seraient pas si sottes car elles s'aviseraient peut-être qu'il y a autre chose dans la vie qu'un certain homme. Elles s'aviseraient , par exemple, du goût étonnamment délicieux qu'ont le pain et le beurre quand on meurt de faim et, quand on a peiné dehors toute la journée, de la satisfaction profonde et exquise que donne un sommeil sans rêve.
Vraiment l'efficacité simple des bêches pour vous ramener à la raison étonna Jennifer. Surtout quand il faisait chaud, que la terre était brûlée de soleil, il n'y avait évidemment rien de tel. La transpiration ruisselait, et elle entraînait ces sentiments un peu fous pour James .Jen comprenait bien qu'on ne peut à la fois transpirer et soupirer.
... Aussi, elle bêchait et bêchait.

 Père, E. Von Arnim

lundi 29 mars 2021

Pause balzacienne

Une fille d'Eve suivi de La fausse maîtresse 

Honoré de Balzac

Folio, 2012.

Deux femmes, Clémentine et Marie. Deux mariages, deux époux, charmants, convenables, vivant l'amour à la petite semaine et «soignés comme une petite maîtresse». Deux femmes, deux mariages, deux époux et, bien sûr, deux amants, vigoureux comme des tigres, de «chevelure inculte» et de regard «napoléonien». Deux amants? En fait un seul, Balzac lui-même, prodigieux narcisse et visionnaire amoureux qui évoque ici une de ses conquêtes et «récupère» un de ses plus cuisants échecs amoureux, toutes les femmes ne lui ayant pas dit, comme Mme de Berny : «Adieu didi on t'aime quand même... malgré la corde qui te manque.» Et tous les personnages qui apparaissent dans Une fille d'Ève et deviendront les maréchaux et les grognards de la Grande Armée balzacienne font de ce roman le laboratoire central de La Comédie humaine.

C'est toujours un délice de se glisser entre les pages de Balzac. Je retrouve un ami de longue date. Un ami pertinent, juste, toujours aussi moderne et croustillant. 

Une fille d'Eve est un agréable roman de Balzac. Il serait d'ailleurs parfait pour quelqu'un qui n'a pas encore osé s'attaquer à Honoré. Le propos est simple et le roman se lit tout seul. Cette facilité ne retire cependant rien à la finesse et au génie de l'auteur. C'est court, facile mais magnifique. L'héroïne, mariée à un homme honorable (Aah! Félix!!), tombe amoureuse d'un autre. Cet amant n'a rien de comparable à la grandeur de son époux. Il est insignifiant et assez fat. Marie-Angélique s'englue dans cette relation et y risque sa réputation et sa vie. Mais Félix lui vient en aide. 

Le second roman de ce livre est La fausse maîtresse. Il s'agit là aussi d'un homme au cœur noble. Se sachant amoureux de l'épouse de son ami, Thadée Paz va s'obstiner à faire croire qu'il est amoureux d'une écuyère de cirque pour ne pas révéler son secret et protéger la femme qu'il aime. 

Les hommes au cœur pur sont à l'honneur dans ces deux textes. De courts romans de mœurs à découvrir et à consommer sans modération. 

"Dans ce boudoir froid, rangé, propre comme s'il eût été à vendre, vous n'eussiez pas trouvé ce malin et capricieux désordre qui révèle le bonheur. Là, tout était alors en harmonie, car les deux femmes y pleuraient. Tout y paraissait souffrant. […] et ces deux sœurs s'aimaient tendrement. Nous vivons dans un temps où deux sœurs si bizarrement mariées peuvent si bien ne pas s'aimer qu'un historien est tenu de rapporter les causes de cette tendresse, conservée sans accrocs ni taches au milieu des dédains de leurs maris l'un pour l'autre et des désunions sociales.

[…]

Imposée comme un joug et présentée sous des formes austères, la Religion lassa de ses pratiques ces jeunes coeurs innocents, traités comme s'ils eussent été criminels ; elle y comprima les sentiments, et tout en y jetant de profondes racines, elle ne fut pas aimée. Les deux Marie devaient ou devenir imbéciles ou souhaiter leur indépendance : elles souhaitèrent de se marier dès qu'elles purent entrevoir le monde et comparer quelques idées ; mais leurs grâces touchantes et leur valeur, elles l'ignorèrent."

Une fille d'Eve, Balzac. 

lundi 25 janvier 2021

" La patience d’un cœur est en proportion de sa grandeur "

Les impatientes 

Djaïli Amadou Amal

Emmanuelle Colas, 2020.

Trois femmes, trois histoires, trois destins liés. Ce roman polyphonique retrace le destin de la jeune Ramla, arrachée à son amour pour être mariée à l’époux de Safira, tandis que Hindou, sa soeur, est contrainte d’épouser son cousin. Patience ! C’est le seul et unique conseil qui leur est donné par leur entourage, puisqu’il est impensable d’aller contre la volonté d’Allah. Comme le dit le proverbe peul : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Mais le ciel peut devenir un enfer. Comment ces trois femmes impatientes parviendront-elles à se libérer ?
Mariage forcé, viol conjugal, consensus et polygamie : ce roman de Djaïli Amadou Amal brise les tabous en dénonçant la condition féminine au Sahel et nous livre un roman bouleversant sur la question universelle des violences faites aux femmes.

Voici un roman que l'on m'a offert pour Noël et j'en suis ravie, car sans cela je ne l'aurais probablement pas lu. Pas que le sujet ne m'intéresse pas, bien sûr. En tant que femme, je ne peux qu'être sensible au propos des Impatientes. Mais parce que je lis très peu de rentrées littéraires, voire pas du tout. J'aurais eu bien tort de ne pas ouvrir ce roman à l'écriture d'une simplicité assumée mais profondément humaine et d'une grande puissance

Nous suivons trois femmes du Sahel. Chaque femme prend la parole à tour de rôle. Le roman est coupé en trois parties, une partie par femme. La première, Ramla, est indépendante et rêve de poursuivre de longues études. Elle aime un ami de son frère, étudiant lui aussi et ayant des idées modernes comme elle. Elle est cependant mariée de force à un homme de 50 ans déjà mariée à Safira. Nous suivons cette dernière dans l'ultime partie du roman. Cette "première épouse" garde son homme pour elle depuis des années. L'arrivée de Ramla est une humiliation. Elle refuse de partager son mari avec cette jeune et belle femme. Hindou prend la parole dans la seconde partie. Discrète, soumise et douce, elle est mariée à un cousin. Son mari s'avère violent, ivrogne et malsain. 

Ces trois femmes auront un chemin commun à suivre : celui de la patience. Voilà le mot d'ordre. Leurs mères, leurs sœurs, leurs tantes, les hommes, ... Tout le monde leur recommande la patience. Aux patientes tout est accordé, leur dit-on. Oui, mais voilà. Elles ne veulent pas être patientes. Elles veulent vivre ... survivre en ce qui concerne Hindou. Les règles qui les dominent, dictées par et pour les hommes, les avilissent. Cette patience qu'elles doivent toujours avoir et ressentir les étouffe et les tue lentement. Elles ne pourront se fier qu'à elles-mêmes et se battre avec le peu d'armes qu'elles ont. 

Ce roman est nécessaire. Les voix de Ramla, Hindou et Safira résonnent au fond de nous. L'autrice ne cherche pas le voyeurisme ou le mal-être. Même dans l'horreur, elle reste sensible, pudique, digne. Elle ne tait rien. Mais elle ne cherche pas non plus à tomber dans un pathos facile et larmoyant. Ce texte est un texte de combattantes, de survivantes. En fermant ce texte, il n'y a qu'un profond respect et une sourde colère qui habitent notre cœur. 

Ce roman m'a terriblement donné envie de me pencher davantage sur la littérature francophone (ou plus largement d'Afrique noire). Je ne m'y suis jamais réellement penchée ... à tort. J'ai noté quelques titres. En avez-vous à me conseiller? 

Patience, munyal, Hindou ! On te l'a déjà dit. Une peule ne pleure pas quand elle accouche. Elle ne se plaint pas. N'oublie pas. A chaque instant de ta vie, tu dois te maîtriser et tout contrôler. Ne pleure pas, ne crie pas, ne parle même pas ! Si tu pleures à ton premier accouchement, tu pleureras à tous les autres. Si tu cries, ta dignité sera bafouée. Il y a aura toujours quelqu'un pour raconter au quartier que tu es une poltronne. On serre les dents mais on ne se mord pas les lèvres. Si tu mords les lèvres, tu pourras les transpercer au plus fort de la douleur et sans même t'en rendre compte. C'est la volonté d'Allah d'enfanter dans la douleur mais un enfant n'a pas de prix. Patience ! C'est à cause de cette douleur qu'on dit que l'accouchement est le jihad des femmes. C'est grâce à lui qu'on va directement au Paradis si on y laisse la vie. C'est à cause de lui qu'un enfant sera toujours redevable à sa mère.

          Les impatientes, Djaïli Amadou Amal.  

lundi 18 janvier 2021

Le cours de la vie

Le moulin sur la Floss
George Eliot

Bibliothèque Marabout, 1957.

Élevée au moulin de Dorlcote, dans les paysages verdoyants du Lincolnshire, la toute jeune et idéaliste Maggie Tulliver forme avec son frère Tom un couple lié par un amour indestructible.

Ce lien est pourtant mis à mal après la mort de leur père, que la faillite a contraint à vendre son moulin. Maggie se morfond dans sa nouvelle vie et se rapproche un peu plus de Philip Wakem, un jeune homme sensible et cultivé, issu d’une famille rivale. Au grand dam de Tom, qui a dû abandonner ses études pour subvenir aux besoins des siens, au prix d’un labeur acharné…

J'ai attaqué l'année 2021 avec un gros pavé classique anglais et j'en suis ravie. Même si ma vieille édition chinée dans un vide-grenier tombait en lambeaux (j'ai utilisé pas mal de ruban adhésif) et possédait une police de caractère si petite que l'Homme m'a demandé plusieurs fois si j'étais sûre de voir ce que je lisais, je me suis régalée d'un bout à l'autre.

C'est ma première lecture de George Eliot. Je possède Middlemarch depuis 3 siècles dans ma bibliothèque mais je n'ose toujours pas l'ouvrir. Finalement, j'ai commencé par Le moulin sur la Floss (largement influencée par Lilly) et je ne regrette pas. Ce roman fait partie de ces textes qui hantent. Fait assez propre aux gros pavés, nous passons tellement de temps dans l'univers du texte et près des personnages qu'on se sent presque orphelins quand sonne la fin du texte.

Nous suivons un couple de frère et sœur, l'attachante Maggie et le tyrannique Tom. J'ai autant adoré le personnage de Maggie que détesté celui de Tom. Bien sûr, j'ai revu mon jugement dans les dernières pages. J'ai compris la dureté de Tom. Je ne l'ai pas excusé pour tout … Je n'ai pas pu. C'est un vrai despote envers sa sœur et il m'a souvent retourné le cœur. Quant à Maggie, quel personnage ! Cette femme m'a remuée. Bien sûr, le propos de George Eliot est sans ambiguïté. La condition des femmes est terrifiante. Aucune possibilité de choix ou d'opinions. Maggie sera soumise toute sa vie à la dictature des hommes, mais également celle des femmes plus âgées. Trop vive, trop spontanée, elle n'aura de cesse d'être brimée et rabaissée. Son histoire m'a fendue le cœur

De l'enfance à l'âge adulte, nous suivons les tourments et les luttes de Maggie et Tom. Parfois drôle, souvent touchant, ce roman aux nombreux personnages n'ennuie jamais son lecteur. C'est beau, c'est tragique. C'est le cœur bien serré que j'ai lu les dernières lignes de cet épais roman. 

Je suis moins effrayée par Middlemarch désormais. Je compte bien le découvrir plus vite que prévu. George Eliot a une plume efficace et sensible, à la fois terriblement maîtrisée et d'une grande spontanéité. 

- (...) J'aimerais bien savoir comment tu as manifesté cet amour, dont tu parles beaucoup, soit pour moi, soit pour mon père ? En nous désobéissant et en nous trompant. Moi, ma manière de montrer mon affection est différente.

- Parce que tu es un homme, Tom, que tu en as les moyens et que tu peux agir dans le monde.

- Eh bien, si tu ne peux rien faire, soumets-toi à ceux qui le peuvent.

- Alors, je me soumettrai à ce que je reconnaîtrai, à ce que je sentirai comme juste. Je me soumettrai même à ce qui est déraisonnable chez mon père, mais pas chez toi. Tu te vantes de tes vertus, comme si elles t'avaient acquis le droit d'être cruel et lâche comme tu l'es aujourd'hui. (...)

" C’est comme si nous ne sommes tous qu’un ventre affamé, comme si l’être humain n’est qu’un paquet de besoins qui épuisent le monde. "

Dans la forêt 
Jean Hegland


Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.

 

Considéré comme un véritable choc littéraire aux États-Unis, ce roman sensuel et puissant met en scène deux jeunes femmes qui entraînent le lecteur vers une vie nouvelle.


Il va m'être difficile de parler de ce texte tant je l'ai aimé. Voilà plusieurs semaines que j'en ai tourné la dernière page et il me hante encore.

Bien sûr, la pandémie actuelle a fait que cette lecture fut extrêmement immersive. Ce roman fait tant échos à ce qu'il se passe autour de nous. Il faut s'accrocher pour lire ce texte. Il faut se préparer à être chamboulé. Dans la forêt n'est pas un roman glauque ou violent, mais il reste dur dans le sujet qu'il traite : la survie dans une société qui s'effondre. Je pense que je le relirai souvent, car ils soulèvent tellement de questions que des relectures sont nécessaires.

Jean Hegland prône un retour à la nature. Même si ses deux héroïnes retournent à l'essentiel par la force des choses et non par choix, nous sentons bien que l'autrice reconnaît cette nécessité. Nous avons abusé de la Terre, de la Nature et nous devons faire en sorte de revivre en harmonie avec elle. Si ce rapprochement ne vient pas de nous, il se fera par un autre biais : une pandémie, une rupture de carburant, des phénomènes météorologiques, ... une succession d'événements qui déclenchera la fin du monde que nous connaissons. Je vous avais prévenus, il vaut mieux être préparé avant de l'ouvrir. Rassurez-vous cependant, Dans la forêt n'est pas un roman anarchiste ou extrémiste. Mais c'est cela qui fait toute sa force. C'est un roman réaliste, plausible, extrêmement simple au final. 

Nous suivons Nell et Eva dans leur survie. L'une étudie et dévore les livres, l'autre danse. En tant que lectrice ET danseuse, j'ai été en totale empathie avec ces deux sœurs. Nous les voyons s'organiser, réapprendre à vivre, se défaire de choses qui pourtant leur paraissaient essentielles avant. J'ai aimé ces deux personnalités très différentes mais attachantes.

J'ai souvent lu que jusqu'aux dernières lignes le lecteur se demande bien comment va faire Jean Hegland pour clôturer un tel roman. C'est vrai. Je me suis questionnée. J'ai imaginé une fin horrible, un happy end doux et positif…. J'ai tout imaginé …. sauf ce qui allait réellement se passer. Quelle fin ! Il ne pouvait pas en avoir d'autres. A l'image du roman, simple et vraie.


Gros coup de cœur de la fin d'année 2020. Un roman terriblement actuel à lire ABSOLUMENT!

" Je me suis réveillée dans l’obscurité en entendant la voix de ma sœur, en sentant ses mains fermes sur moi.
- Tout va bien, a-t-elle promis. C’était un rêve.
Alors même qu’elle disait cela, et que mon moi conscient acquiesçait, je crois que nous savions toutes les deux que les rêves viennent d’un lieu, quelque part, qui existe vraiment, qu’un rêve n’est que l’écho de ce qui a déjà été vécu."

Surmonter l'insurmontable

Passage du gué 
Jean-Philippe Blondel

Pocket, 2008.

Myriam et Thomas. Pour Fred, les revoir aujourd'hui, c'est une joie violente qui prend à la gorge, bouscule et donne une force inattendue. 

Il y a vingt ans, Fred a choisi de traverser, à leurs côtés, une épreuve qui n'était pas sienne. Pour leur éviter la noyade, il s'est tenu là, attentif, disponible , sans rien attendre. Avec tendresse et fermeté, il a tenu leurs têtes hors de l'eau. Une fois la tempête éloignée, il s'est effacé. 

Myriam, Thomas et Fred. S'ils ont survécu, c'est que le pari le plus insensé peut être tenu. C'est que la vie peut tout donner après avoir tout retiré. 

J'ai découvert Jean-Philippe Blondel il y a des années grâce à un concours organisé par le blog To the happy few (l'autrice Angéla Morelli désormais). Je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, celui des blogs littéraires, où les réseaux sociaux tels que Facebook ou Instagram n'existaient pas … ou étaient encore peu utilisés. J'avais gagné à l'époque sur le blog d'Angela donc, plusieurs romans de Jean-Philippe Blondel. Je lis très peu de contemporains (comme vous le savez) mais cet auteur fait partie de ceux que j'aime bien. Je grignote les 5 romans reçus en cadeau au fur et a mesure des années et je les savoure. Rien de transcendant mais c'est bien écrit, émouvant et juste.

Je dois reconnaître cependant que Passage du gué est celui que j'ai le moins aimé jusqu'à maintenant. Plus dur, plus cru, j'ai préféré la poésie de ces autres textes (tous chroniqués sur le blog). Cependant, il est pertinent et complexe. Blondel écrit vrai et c'est ce que j'aime chez lui. Il écrit sur la vie et les gens avec vérité et sans jugement.

Nous suivons un couple en plein drame qui se relèvera grâce à l'amitié d'un jeune homme, croisé un jour. Il s'offrira à ce couple, sans rien demander en retour, seulement le temps que ce duo se redresse et reprenne leur vie. 

Bien sûr en tant que maman ce texte m'a beaucoup émue. J'ai souvent eu le cœur serré. Même si je n'ai pas toujours compris et accepté les choix et les liens qui se nouaient entre les personnages, j'ai lu leur histoire sans les juger. Je ne sais pas comment j'aurai vécu un drame comme celui-là. J'ai assisté avec émotion, incompréhension parfois mais toujours avec respect. 

Un auteur à découvrir. Il ne me reste plus qu'un roman de lui, Juke box. Je serai heureuse de le retrouver. 

Je vous offre un passage du roman qui m'a énormément touchée. A en avoir le cœur au bord des lèvres. L'héroïne se promène dans la forêt et imagine son petit garçon à ses côtés. Cette sensation "d'enfant fantasmé" a eu des échos très personnels en moi. 

" Je suis allée me promener avec Pierre, bien sûr. Je lui montrais tout ce qu'il devait retenir pour sa vie future, le parfum des fleurs dans les sous-bois, le coassement paresseux des grenouilles, les différents troncs des arbres et leurs écorces, les traces du passage des animaux, le bruit du vent dans les cimes. Je lui parlais à voix haute. Je voulais que, plus tard, il se souvienne, comme Fred se souvient de ses promenades avec sa mère. Je le tenais par la main. Je sais. Personne ne peut comprendre ça. Pourtant, je le tenais par la main, je sentais sa main dans la mienne et, au fur et a mesure que nous gravissions le sentier, elle grandissait, elle se faisait plus calleuse, une main d'homme que je ne reconnais pas toujours, et pourtant la douceur était la même, c'était ma propre main qui changeait, la peau se fripait, les rides s'entrecroisaient dans des figures de plus en plus complexes, les rhumatismes vrillaient les articulations, les os adoptaient des postures étranges, ma main de vieille dame dans celle de mon fils adulte. "

(Passage du gué, Jean_Philippe Blondel)