mercredi 3 septembre 2014

" ... Je crie. Je hurle. En silence, comme une muette. Comme une folle. "

 La fabrique du monde
Sophie Van der Linden

Buchet Chastel, 2013.

Aujourd’hui en Chine. Mei, jeune ouvrière de dix-sept ans vit, dort et travaille dans son usine. Elle rêve aussi.
Confrontant un souffle romantique à l’âpre réalité, La Fabrique du monde est une plongée intime dans un esprit qui s’éveille à l’amour, à la vie et s’autorise, non sans dommage, une perception de son individualité.

C'est un roman bien délicat que je viens de terminer. Un texte aussi sensible que les fils de coton qu'utilise Mei, jeune ouvrière chinoise, durant de longues et interminables heures. Les romans contemporains qui me marquent durablement sont assez rares au final. Souvent, j'aime ma lecture, puis au fil des semaines, le souvenir s’estompe ... petit à petit. Bien sûr, certains échappent à la règle et me laissent des images en tête, prenantes, fortes et inoubliables. Tout de suite, je ne sais pas encore dans quelle catégorie classer La fabrique du monde. Je livre donc des émotions spontanées, mes impressions dans l'instant. 
Nous ne savons que peu de choses sur Mei. Sa description physique est inexistante et son histoire nous est livrée par bribes, au gré de ses songes, comme des souvenirs lointains. On pourrait se dire qu'en rajoutant à ça le nombre de page réduit (150), il est difficile de s'attacher à l'héroïne. Et pourtant, en ce qui me concerne, je l'ai adoptée dès les premières lignes. Comment ne pas être touché par cette jeune femme n'étant pas identifiée comme un individu mais comme un outil de production? La vie de toutes ces ouvrières est extrêmement prenante. Sans tomber dans le pathos et en leur redonnant la dignité qu'elles méritent, Sophie Van der Linden nous conte le quotidien terrible de ces femmes qui rêvaient de liberté et d'indépendance. Le personnage de Mei devient pour le lecteur le symbole de la lutte, de la quête d'identité et de respect. Dans un style très épuré et poétique, l'auteur nous murmure les rêves, les désirs de Mei. Nous plongeons dans son cœur et dans son âme et nous ne pouvons qu'être touché et bouleversé. Dans un lieu où il est interdit de penser, ni même de songer à un ailleurs, à une possible liberté, Mei est rabaissée, ratatinée, écrasée. L'objet même de ses rêves sera celui qui la perdra.  
Bien entendu ce roman nous renvoie à notre vie de consommation et on ne peut s'empêcher de penser aux ouvrières, comme Mei, qui ont cousu les vêtements que nous portons. Sommes-nous, nous aussi, des briseurs de rêves? Combien d'heures de travail, de doigts abîmés, de cœurs enterrés pour que je puisse porter cette jupe? 
Un texte écrit d'une main fine, délicate et vraie. Une grande poésie, un personnage terriblement bouleversant, un cri de souffrance ... un hurlement muet.


" Onze heures du soir, collation de nuit. On est tous comme des morts-vivants. Même pas le courage de parler de Lin. Et arrivent ces interminables heures nocturnes. Ce ne sont d'ailleurs plus des heures ni des minutes, c'est un temps arrêté, mou, de souffrance, dans lequel on s'englue. Dix fois, cent fois, écarquiller les yeux pour chasser le flou, battre des paupières et, sans être vue, arrêter un instant pour se frotter les yeux, les tempes, retrouver un semblant de lucidité. Les néons clignotent. Par moments, je crains de devenir aveugle avant le jour. Les machines continuent de vrombir avec régularité, mais c'est le seul bruit discernable, plus de cris des contremaîtres, plus d'ordres lancés à tue-tête, plus de haut-parleurs, il y a comme un silence, en dépit du bruit sourd des moteurs. J'ai atrocement mal à la nuque. Les points douloureux sont de plus en plus précis. Je change de position, sans cesse, tente de me redresser mais ne tiens pas. Je m'empêche constamment de tout faire valser, de fondre en larmes comme un enfant qui croit encore que pleurer de rage changera les choses, pourra les arrêter. Je souffle, je souffle, tenir. La fatigue, commence à me submerger, la douleur devient si aiguë qu'elle en est insupportable... Mais c'est le chant du premier oiseau du matin. S'accrocher, se réveiller, se secouer. Le tas de tissus de la découpe a considérablement diminué. On est en train de coudre nos dernières pièces, les dernières, toutes dernières... "
(La fabrique du monde, S. Van der Linden, Buchet Chastel, 2013, p47/48)

(Source image : Extrait du film La tisseuse

1 commentaire:

Kidae/Lyria a dit…

L'extrait que tu as mis dans ton billet est prenant. Je note ce titre !